Facteur, montre ton zèle

À l’instar de Mallarmé 1, Fénéon pratiquait à l’occasion l’art de l’adresse en vers. L’édition de sa correspondance amoureuse avec la danseuse Suzanne Alazet, née Des Meules et dite Noura, reproduit vingt-six de ses « enveloppes rimées » datant des années 1930. Heureux temps où un pli ainsi libellé rejoignait son destinataire ! Les facteurs se piquaient manifestement au jeu, quitte à surcharger au besoin d’indications complémentaires les facétieux petits poèmes-adresses de Fénéon.

Quelques exemples :

Facteur obligeant, montre donc
Ton zèle, en me portant chemin de Mondredon
Trois cent soixante-treize, en la cité-merveille :
Marseille.
Où ça ? — Au bar du Petit Bleu,
Parbleu !

Cent deux, Perrin-Sollier, chez Madame Alazet,
À Marseille, facteur, déposez ce billet.

Dans la rue où Perrin-Sollier inscrit son nom,
À Marseille, cent deux, zèbre postal, arrête !
Car c’est là que sourit, dame de haut renom,
Suzanne Alazet dont la tête
Se nimbe d’un nuage blond.

Pas bien loin de la Camargue, au
Cent deux, Perrin-Sollier, Marseille, où vit l’émule
D’Atalante et de Camargo,
Bon facteur, descend de ta mule
Prompte comme un vent alizé,
Et remets ce factum à Madame Alazet.

À tire d’aile, ivre d’azur, bravant tout risque,
Ô lettre, envole-toi jusqu’à Marseille, puisque
Marseille est la cité fameuse que décore
Des Meules-Alazet, fille de Terpsychore.

Tu sais déjà, facteur, car ta mémoire est drue
Qu’à Marseille, madame Alazet gîte rue
Perrin-Sollier, cent deux. En conséquence, veuille
Laisser choir en ses mains charmantes cette feuille.

Chausse ton mocassin, ta botte ou ton patin
Et tu me porteras, facteur que rien n’étonne,
À Suzanne Alazet, Marseille (le Fortin),
Vingt-quatre du marin boulevard Brise-Bonne.

T’enfonçant, inflexible et prompt comme une dague,
Messager de Marseille, au cœur de la madrague
De Mondredon, — avise
Au trente-deux moins huit, boulevard Bonne-Brise,
La Bicoque où Noura
De ce papier trop lourd te désencombrera.

À Marseille, facteur, en dansant ton ballet
Sur le bois goudronné, l’asphalte ou le galet
Du côtier boulevard Bonne-Brise, dédaigne
Vingt-trois, vingt-cinq car c’est au vingt-quatre que règne
L’étoile d’Opéra Des Meules-Alazet
Dont l’œil est angélique et le sein sans corset.

1 Voir Vers de circonstance, Gallimard, « Poésie », 1996.

Félix Fénéon, Lettres & enveloppes rimées à Noura (Suzanne Des Meules). Édition établie par Joan Ungersma Halperin. Claire Paulhan, 2018.


Samedi 7 juillet 2018 | Les loisirs de la poste | Aucun commentaire


In cauda venenum

Paulhan derechef, et sa brièveté légendaire. À partir de mars 1937, la Nouvelle Revue française proposa à la fin de chaque livraison un bulletin des événements, des livres et des spectacles. La rubrique était tantôt anonyme et tantôt signée Jean Guérin — alias Paulhan lui-même, qui avait comme on sait le goût du secret, des masques et de la mystification1. La concision lapidaire de ces brèves et leur ironie à froid doivent beaucoup, ce me semble, à notre cher Fénéon, auquel Paulhan consacrera en 1943 un essai fondamental, F.F. ou le Critique (repris cinq ans plus tard en préface à un volume d’Œuvres de Fénéon ; réédité en 1998 par Claire Paulhan, cette femme admirable, avec un important dossier critique).

Comme chez l’auteur des « Nouvelles en trois lignes », un fait parfaitement épinglé, en l’absence apparente de tout commentaire, devient en soi un commentaire. Par exemple dans cette brève, qui date de septembre 1937 :

Berlin. On fête la vente du trois millionième exemplaire de Mein Kampf, qui est en Allemagne le plus répandu des cadeaux de noces.

Et, comme Fénéon (voir ici), Paulhan est passé maître dans l’art de la dernière petite phrase assassine :

La mythologie pour tous, le donjuanisme petit-bourgeois, la philosophie première, l’apothéose d’un immonde crémier, ce sont autant de sujets que Jean Dutourd traite, dans un style élégant, avec éclat, abondance, désinvolture. Avec succès. Et quoi de plus ? On souhaite timidement qu’il ait un jour quelque chose à dire qui lui tienne à cœur.

Mais ce qui a rappelé Jean Guérin à mon bon souvenir, c’est ce « Bulletin » publié dans la livraison d’août 1938 de la N.R.F. (premier numéro paru après les accords de Munich), et reproduit en annexe à la correspondance Leiris-Paulhan (Claire Paulhan, 2000) dont j’achève la lecture. C’est un pense-bête pour se rappeler qu’il serait grand temps d’acquérir le choix des chroniques de Guérin proposé en deux volumes aux éditions des Cendres.

LES ÉVÉNEMENTS
Leningrad. Du 21 au 28 septembre, interdiction de prier pour la paix (d’après l’Osservatore romano).
Munich. Par les accords de Munich, la paix est sauvée. La paix dans ce qu’elle a de plus plat et de plus périssable.
Paris. Les tailleurs répandent le slogan : la paix nous donnant la joie de vivre, l’on s’habillera en clair cet hiver.
Paris. Il est question d’élever un monument à la Tchéco-Slovaquie martyre. L’on peut douter si les Tchèques attendaient de nous tant de prix et de statues.
Leipzig. L’une des nouvelles rues de Leipzig s’appelle Rue des Sudètes. Une autre Rue de la Sarre. Une autre encore Rue d’Alsace.
Berlin. Tout Israélite, porteur d’un prénom aryen, s’appellera dorénavant Israël, ou Sarah.

LES LIVRES
E. LUDWIG : la Nouvelle Sainte-Alliance (N.R.F.). — C’est l’alliance que formeraient les trois démocraties de l’Angleterre, de la France et des États-Unis. M. Ludwig nous assure qu’elle empêcherait à jamais la guerre. Peut-être.

SPECTACLES
AU THÉÂTRE SAINT-GEORGES : Duo, de Paul Géraldy. — Du roman manqué mais « nature » de Mme Colette, Paul Géraldy a tiré trois actes brillants, en trompe-l’œil. C’est un civet transformé en soufflé.

 

1. En fait, il semble que ce soit plus compliqué et que jusqu’à 1953, le pseudonyme ait servi parfois à d’autres auteurs. Quoi qu’il en soit, les extraits proposés ci-dessus portent incontestablement la griffe (c’est le cas de le dire) de Paulhan.


Vendredi 25 juin 2010 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Critique en trois lignes

Jean LARROQUE : la Plume et le Pouvoir au XVIIIe siècle (Ollendorff)
Ce n’est pas sans ennui que M. Jean Larroque a pu lire, et si consciencieusement, tous les ouvrages publiés durant un siècle ; cet ennui, il a pensé qu’il ne devait pas le supporter seul.

Félix Fénéon, la Revue indépendante, juin 1888.


Mercredi 18 novembre 2009 | Grappilles | 1 commentaire


Cocktail Lautrec

La fête organisée pour l’inauguration d’une décoration de Vuillard chez Alexandre Natanson, dans sa fastueuse demeure du 60 avenue du Bois-de-Boulogne, est restée fameuse. Toulouse-Lautrec s’est chargé des cocktails. Le dessus de la tête rasé, il porte un gilet taillé dans le drapeau américain car l’invitation (lithographiée par lui et qu’on peut voir au Musée d’Albi) annonce « American and other drinks ». Maxime Dethomas le seconde au bar, un bar qui occupe tout l’appartement vidé de ses meubles. Sur les glaces sont inscrits au blanc d’Espagne les noms des consommations étranges offertes aux visiteurs. Les tableaux de la riche collection Natanson sont recouverts d’affiches vantant les grandes marques de spiritueux. Toute la nuit, Lautrec fabrique ses mélanges explosifs. Le premier, Édouard Vuillard, héros de la fête, tombe dans le coma éthylique. Pierre Bonnard choisit les breuvages d’après leur couleur et épuise tous les tons de sa palette : il finit ivre mort dans les lavabos. Félix Fénéon poursuit Mallarmé de salon en salon pour le convaincre d’ingurgiter une boisson maudite qu’il juge inoffensive. Lugné-Poe s’écroule en criant : « Allons travailler ! » Hors l’incorruptible Mallarmé et Tristan Bernard trop absorbé par l’entretien de sa barbe, l’hécatombe est totale. Lautrec aura réussi le plus nombreux massacre d’hommes distingués qu’on puisse inscrire dans l’histoire du maniement de l’alcool à des fins joyeusement meurtrières.

Noël Arnaud, Alfred Jarry. D’Ubu roi
au docteur Fautroll.
La Table ronde, 1974.


Lundi 16 octobre 2006 | Le coin du Captain Cap | Aucun commentaire