G. P. et G. P.

Les Cahiers de l’Herne consacrent leur dernière livraison à Georges Perec, et c’est justice. Au sommaire, des études, des témoignages, des entretiens. Et puis un copieux ensemble de textes de Perec, inédits ou peu accessibles : une BD entreprise avec son condisciple Bernard Quilliet pour tromper l’ennui des cours d’hypokhâgne, un manuscrit de jeunesse longtemps égaré (Manderre), des lettres adressées à divers correspondants, des textes liés au projet de la Ligne générale ; et enfin, des notes de lecture parues dans la Nouvelle Revue française. Et là, pataquès. Les éditeurs ont confondu deux G. P., et certaines recensions sont en réalité de Georges Perros, comme en fait foi le recueil de notes et notules de Perros paru en 1981 au Temps qu’il fait. Au demeurant, les deux G. P. avaient des centres d’intérêt, une appréhension de la littérature et des styles si éloignés que la différence saute aux yeux.


Mardi 20 décembre 2016 | Au fil des pages | 2 commentaires


Librairies du monde (6)

La grande librairie Eslite occupe trois étages d’un immense immeuble du centre-ville de Taipei que se partagent des commerces et des bureaux. Le cadre, l’ambiance et l’abondance du choix rappellent davantage Foyles que la Fnac ou Renaud-Bray. Inévitablement, d’accablantes piles de Fifty Shades of Grey nous accueillent à l’entrée, mais tant mieux si cela fait marcher le tiroir-caisse puisque la librairie propose par ailleurs un fonds d’une richesse étourdissante dans tous les domaines, de la littérature (chinoise et étrangère) à la philosophie (idem) en passant par les beaux-arts et les sciences humaines. Le roman de chevalerie semble jouir là-bas du même succès que la fantasy ici : vingt et une étagères lui sont consacrées.

Il existe, de Queneau, des traductions déjà anciennes de plusieurs romans, mais point hélas des Exercices de style, dont j’aurais volontiers enrichi ma collection. J’ai donc jeté mon dévolu sur la seule traduction en chinois de Georges Perec, qui se trouve être curieusement W ou le souvenir d’enfance, plutôt que les Choses ou la Vie mode d’emploi.











Perecollages

Reparcourant les précieux Entretiens et conférences de Perec, suis tombé sur ceci, qui est très éclairant.

En plus de l’attitude flaubertienne à l’égard des personnages, en plus d’un rythme et d’un style qui rappellent avec constance l’Éducation sentimentale, il y a dans les Choses des phrases entières de Flaubert, de véritables « collages ».
C’est parfaitement exact et j’y tiens beaucoup. Mon utilisation de Flaubert se fait à trois niveaux : d’abord le rythme ternaire, qui était devenu chez moi une sorte de tic ; ensuite, j’ai emprunté à Flaubert certaines figures exemplaires, certains éléments tout organisés, un peu comme des cartes de tarot : le voyage en bateau, la manifestation de rues, la vente aux enchères… Enfin, des phrases recopiées, retranscrites purement et simplement.

À quoi cela correspond-il donc ?
Je ne sais pas très bien, mais il me semble que depuis un certain temps déjà, depuis les surréalistes en fait, on s’achemine vers un art qu’on pourrait dire « citationnel », et qui permet un certain progrès puisqu’on prend comme point de départ ce qui était un aboutissement chez les prédécesseurs. C’est un procédé qui me séduit beaucoup, avec lequel j’ai envie de jouer. En tout cas, cela m’a beaucoup aidé ; à un certain moment, j’étais complètement perdu et le fait de choisir un modèle de cette sorte, d’introduire dans mon sujet comme des greffons, m’a permis de m’en sortir. Le collage, pour moi, c’est comme un schème, une promesse et une condition de la découverte. Bien sûr, mon ambition n’est pas de réécrire le Quichotte comme le Pierre Ménard de Borges, mais je voulais par exemple refaire la nouvelle de Melville que je préfère, Bartleby the Scrivener. C’est un texte que j’avais envie d’écrire ; mais comme il est impossible d’écrire un texte qui existe déjà, j’avais envie de le réécrire, pas de le pasticher, mais de faire un autre, enfin le même Bartleby, mais un peu plus… comme si c’était moi qui l’avais fait. C’est une idée qui me semble précieuse sur le plan de la création littéraire […] C’est la volonté de se situer dans une ligne qui prend en compte toute la littérature du passé. On anime ainsi son musée personnel, on réactive ses réserves littéraires. D’ailleurs, Flaubert n’est pas mon seul modèle, mon seul collage. Il y a des modèles moins manifestes : Nizan et la Conspiration, Antelme et l’Espèce humaine.

Propos recueillis par Marcel Bénabou et Bruno Marcenac.
Les Lettres Françaises no 1108, 2-8 décembre 1965.

Refaire Bartleby, n’est-ce pas une partie du programme d’Un homme qui dort, dont le personnage tente de s’absenter radicalement de l’existence ?


Jeudi 17 mai 2012 | Au fil des pages | Aucun commentaire


Le laboratoire de Perec

On en connaissait l’existence par la biographie de David Bellos, on peut à présent lire le Condottière, l’un des trois romans « de jeunesse » qu’écrivit Perec avant les Choses. La gestation du livre fut compliquée. Il connut au fil des réécritures, des reprises et des interruptions, plusieurs changements de titre, de longueur et d’enjeu narratif. Le résultat est un objet étrange, très touffu, comme ces premiers romans ou ces premiers films dans lesquels l’auteur balance en vrac tout ce qu’il a dans les tripes ; marqué encore par le roman existentiel des années 1950 et le Nouveau Roman (avec, si je ne m’abuse, un soupçon de Faulkner) ; pas vraiment convaincant en tant qu’objet fini, et l’on comprend que les éditeurs sollicités par ce jeune débutant prometteur aient retoqué le manuscrit avec perplexité tout en encourageant son auteur à persévérer ; et en même temps passionnant en ce que c’est la bande-annonce de toute l’œuvre à venir. On y trouve en désordre tout ce que Perec distillera par la suite livre après livre : un peu des Choses et d’Un homme qui dort, un peu d’Un cabinet d’amateur et de la Vie mode d’emploi ; une construction en partie double qu’on reverra, différemment charpentée, dans W et « 53 Jours » ; le goût des calembours potaches (« Un bon Titien vaut mieux que deux Ribera ») ; le personnage de Gaspard Winckler, analogon qui reparaîtra dans W et la Vie mode d’emploi ; sans oublier le tableau qui donne le titre au livre, ce Condottière d’Antonello de Messine, autre double ou miroir de l’auteur (le Condottière en question ayant, comme Perec, une fine cicatrice au-dessus de la lèvre) qui reviendra également dans plusieurs de ses livres.

On y entend surtout déjà sa voix, son phrasé d’écrivain. Les premières lignes semblent annoncer un thriller. Écriture de roman noir admirablement scandée, dans le style comportemental cher à Manchette :

Madera était lourd. Je l’ai saisi sous les aisselles, j’ai descendu à reculons les escaliers qui conduisaient au laboratoire. Ses pieds sautaient d’une marche à l’autre, et ces rebondissements saccadés, qui suivaient le rythme inégal de ma descente, résonnaient sèchement sous la voûte étroite. Nos ombres dansaient sur les murs.

Mais dès la phrase suivante, il est clair qu’on est embarqué dans autre chose, alors que surgit, comme un air familier, le goût des périodes énumératives et de la description saturante hérité de Flaubert :

Le sang coulait encore, visqueux, suintait de la serviette-éponge saturée, glissait en traînées rapides sur les revers de soie, se perdait dans les plis de la veste, filets glaireux, très légèrement brillants, qu’arrêtait la moindre rugosité de l’étoffe, et qui perlaient parfois jusqu’au sol, où les gouttes explosaient en tachetures étoilées.

Dans cette première page, Gaspard Winckler descend donc se réfugier dans l’atelier-labo où il s’est colleté en vain avec le tableau de Messine, et c’est exactement ce que nous faisons nous-mêmes, lecteurs du Condottière. Nous entrons dans le roman-laboratoire d’un jeune auteur qui teste divers procédés narratifs dans ses éprouvettes : intégration à la fiction d’un savoir didactique et d’éléments autobiographiques cryptés ; télescopage du récit objectif et du monologue intérieur, avec glissements constants entre la première, la deuxième et la troisième personne — procédé que Perec met en œuvre de manière très personnelle, sur un rythme haletant, en inventant au passage une forme de narration sans équivalent dans la littérature d’avant-garde française de l’époque. Tout de même, ces différents registres entrent en collision, au prix d’un certain statisme de la construction qui condamne le livre, dans sa deuxième partie, à un sur-place un peu longuet. La surchauffe menace dans la salle des machines ; le romancier fait ses gammes mais n’a pas encore trouvé son la.

Roman exorcisme de la hantise de l’échec et du sentiment d’imposture, roman aussi de la conquête de soi, le Condottière raconte, comme la Vie mode d’emploi quelque vingt ans plus tard, la vengeance d’un artiste-artisan nommé Gaspard Winckler contre son riche commanditaire. La vengeance du Condottière est aussi expéditive que celle de la Vie sera savamment différée. Le Winckler de la Vie sera un fabricant de puzzles tandis que celui du Condottière est un faussaire. Première occurrence de la passion du faux en art, esquisse d’une poétique du pastiche et de la contrefaçon qui deviendront les chers sujets de Perec, jusqu’au dernier livre paru de son vivant, Un cabinet d’amateur. Winckler le faussaire ne réalise pas de vulgaires copies mais, à partir de trois tableaux d’un grand maître, en conçoit un quatrième qui aurait pu être de sa main — jusqu’au jour où, s’étant lancé dans un défi trop grand pour lui en voulant émuler Antonello de Messine, il essuie un échec qui précipitera sa perte. Toute l’œuvre ultérieure de Perec est là pour montrer qu’il a réussi là où son alter ego a finalement échoué. Mutatis mutandis, lui aussi apprendra bientôt — mais avec succès — comment réécrire ses lectures, comment, à partir de trois phrases d’un grand auteur, en inventer une quatrième qui lui appartienne en propre ; comment, en somme, mettre en œuvre une stratégie intertextuelle productrice d’effets : nombreuses citations inavouées de l’Éducation sentimentale dans les Choses qui finissent par contaminer le ton, le rythme du volume entier, vaste collage d’emprunts réinterprétés dans Un homme qui dort, Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé réécrits en se passant d’une certaine voyelle dans la Disparition, citations remaniées d’une trentaine d’auteurs distribuées suivant un jeu de permutations complexes dans la Vie mode d’emploi.

En 1961, remis de la déception que lui avait causé le refus, par Georges Lambrichs, d’un manuscrit tant de fois remanié, Perec écrit avec une lucidité prophétique à Roger Kleman :

Le Condottière ne paraîtra pas ou à titre posthume préfacé par Monmartineau. J’ai dit. Uggh. D’abord parce que c’est mauvais. Ensuite parce que je reprends dans l’actuel, d’une façon à mon sens plus convaincante, plus complète, plus cohérente, plus sérieuse, plus intégrée, allant plus loin, moins tirée par les cheveux. Du moins espéré-je tout ça.

Rétrospectivement, c’est exactement ce qui s’est passé. Livre après livre, Perec a réalisé, de manière « plus cohérente, plus intégrée », plus ludique aussi, ce qui bouillonne virtuellement, à l’état natif, dans le Condottière.

 

Georges Perec, le Condottière, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2012,
203 p. 56 Lettres à un ami, Le Bleu du ciel, 2011, 118 p.


Mercredi 16 mai 2012 | Au fil des pages | 3 commentaires


Négociation

Ma recension de l’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation de Georges Perec, parue dans la revue Indications, est à présent en ligne ici.


Jeudi 26 mars 2009 | Au fil des pages | Aucun commentaire


L’Apparition

On crut d’abord à un faux bruit. Vain soupçon : car voici paru un digipack mirobolant produit par l’INA, groupant trois films du scriptor qui tant nous ravit, à quoi sont joints maints bonus roboratifs : intervious pour la TV, radiodiffusions, and tutti quanti. Attrayant fourbi - surtout pour nous qui n’avons jamais pu voir ni Narrations d’Island ni Locus d’un abandon -, butin dont, puisant sans souci à un magot pourtant fort riquiqui (tant pis s’il nous faut pour ça souffrir d’inanition durant un mois !), sacrifiant, oui, pour un coup, au goût d’aujourd’hui pour la consommation, nous accomplirons rapido l’acquisition. Nous voilà tout palpitant, dansant sur maint charbon brûlant !

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DVD 1
Récits d’Ellis Island, de Georges Perec et Robert Bober (1978-1980)
1ère partie : Traces (57’)
2e partie : Mémoires (60’)
De 1892 à 1924, près de seize millions d’émigrants en provenance d’Europe, chassés par la misère, la famine, l’oppression politique, religieuse ou raciale sont passés par Ellis Island, îlot de quelques hectares aménagé en centre de transit, près de la statue de la Liberté, à New York. Ellis Island représentait pour Perec, « le lieu même de l’exil, le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.»

DVD 2
Les Lieux d’une fugue, de Georges Perec ( 1978, 41’)
« C’était le 11 mai 1947. Il avait onze ans et deux mois. Il venait de s’enfuir de chez lui, 18 rue de l’Assomption, seizième arrondissement… » Georges Perec adapte lui-même cette histoire pour la série Caméra-je, produite par l’Ina.
Trois entretiens avec Georges Perec :
- Lectures pour tous (1965,12’, et 1967, 10’)
Georges Perec fut deux fois l’invité de Lectures pour tous, magazine littéraire animé par Pierre Desgraupes et Pierre Dumayet, lors de la parution des Choses, et pour Un homme qui dort.
- Ciné Regards (1979, 12’)
Anne Andreu s’entretient avec Georges Perec sur son rapport au cinéma et sur le fait d’« écrire pour des images », à l’occasion de la sortie de Série noire (Alain Corneau), dont il a écrit les dialogues.

CD
Radioscopie, (1978, 54’)
En 1978, Jacques Chancel invite Georges Perec à parler de la Vie, mode d’emploi.
Cinquante choses que j’aimerais faire avant de mourir (1981, 16’)
En novembre 1981, Georges Perec fut l’un des premiers à se prêter au jeu proposé par cette émission et à établir cet inventaire, qu’il limita volontairement à 37 éléments.

P.-S. : Ce dimanche 22 avril à 16 heures sur France-Culture, l’émission Une vie, uneœuvre de Catherine Pont-Humbert sera consacrée à Perec. Avec Marcel Bénabou, Robert Bober, Bernard Magné, Paulette Perec et Jacques Roubaud. Textes lus par Jacques Spiesser (le comédien — muet — d’Un homme qui dort).


Jeudi 19 avril 2007 | Actuelles | 1 commentaire


Métadétections (1)

Tenu pour un classique du roman de détection à l’anglaise, la Vierge au sac d’or d’Helen McCloy déçoit à proportion de l’intérêt de ses prémisses mais lève en chemin quelques beaux lièvres. D’un flash-back on présuppose qu’il dit nécessairement la vérité (Hitchcock a construit Stagefright sur l’infraction à ce présupposé) ; d’une narration à la première personne, que son auteur est honnête et de bonne foi - d’où le « scandale » du Meurtre de Roger Ackroyd, fondé sur le viol de cette loi non écrite [1]. En raison même du précédent agatha-christien, on devine sans peine ici, vers la page 135, l’identité du coupable, de sorte que la suite perd presque tout intérêt quant aux retombées de l’intrigue. C’est en outre le genre de roman qui ne tient que par sa construction en partie inversée (les deux morceaux relatés à la première personne sont également deux longs flash-back), destinée à dissimuler un nombre important d’invraisemblances ou du moins d’improbabilités. Une fois qu’on remet le puzzle à l’endroit, on s’aperçoit que c’est fort tiré par les cheveux. Au total, l’exercice apparaît arbitraire et de portée limitée, quelque soit le talent de l’écrivain et son sens du portrait psychologique. À noter cependant les réflexions assez fines du policier sur l’écart qui sépare toute relation des faits, aussi exacte se veuille-t-elle, des faits eux-mêmes. C’est de cette faille que surgira la vérité, c’est par une opération de lecture que le flic démasque la coupable [2], ou pour le dire autrement : c’est parce qu’il est meilleur critique littéraire qu’elle ne fut romancière. « Le roman policier, disait Borges, a créé un type spécial de lecteur ». Si le roman de McCloy vérifie, jusque dans son défaut d’exécution, la justesse de cette remarque, son intérêt est d’avoir fait de ce lecteur l’un des protagonistes de la fiction [3].

Helen McCLOY, la Vierge au sac d’or. Traduction de Pierre Terrasse. Le Masques, 281 p.

1. Sur ce roman, voir le remarquable essai de réinterprétation de Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ? (Minuit).
2. Perec construira sur un principe analogue le fascinant jeu de cryptogrammes et de poupées russes emboîtées de « 53 jours ».
3. Autre correspondance borgesienne, l’importance des rêves et des paramnésies : c’est un rêve qui aiguillera le flic sur la voie de la vérité.


Samedi 10 juin 2006 | Rompols | Aucun commentaire