Cadeau pour l’an neuf

Dimanche 1er janvier sur la BBC One, à 21 h 10, heure du continent, coup d’envoi très attendu de la deuxième saison de Sherlock, avec un épisode, A Scandal in Belgravia, librement inspiré de la nouvelle Un scandale en Bohème. Mise en scène de Paul McGuigan, le meilleur des deux réalisateurs de la première saison. On piaffe.


Vendredi 30 décembre 2011 | Choses anglaises, Dans les mirettes | Aucun commentaire


Subliminal



Changement d’ère : la publicité en 1962 et en 1965.
Mad Men, deuxième et quatrième saisons.

Mad Men ne raconte pas seulement une tranche d’histoire américaine, le changement des mœurs et des mentalités dans la première moitié des années 1960, l’avènement de la société dite de consommation. Par la force des choses, la série chronique aussi en pointillé l’évolution du marketing et du design graphique. Au deuxième épisode de la quatrième saison se produit un événement quasi subliminal, par le biais d’une affiche punaisée à l’arrière-plan : l’arrivée de l’Helvetica, appelé à jouer le rôle qu’on sait dans l’affichage publicitaire et l’image de marque des grandes corporations.



Vendredi 23 décembre 2011 | Dans les mirettes, Typomanie | 1 commentaire


Les filiations secrètes


Barbet Schroeder, entretien à propos de Mad Men

Dans sa remarquable notice sur la Féline1, Jacques Lourcelles esquisse un parallèle imprévu entre Tourneur et Rossellini, en montrant comment leurs films dessinent une ligne de fracture essentielle entre le cinéma de l’avant et de l’après-guerre. Travaillant dans le sens d’une intériorisation du contenu du film, les deux cinéastes accomplissent chacun à sa manière une « révolution de l’intimisme ». Le cinéma va y gagner « une plus grande proximité, une plus grande intimité — quasi psychique — du spectateur avec les personnages, explorés dans le tréfonds de leurs peurs, de leurs angoisses, de leur inconscient ».

La connexion Tourneur-Rossellini, on n’y aurait jamais pensé, et voilà qu’elle frappe d’un coup comme une évidence. On ne verra plus leurs films tout à fait de la même manière. Il entre peut-être une part de goût du paradoxe dans la proposition de Lourcelles, mais en même temps on sent bien que son intuition est juste et qu’elle ouvre des perspectives insoupçonnées non seulement sur les deux cinéastes, mais sur tout ce qui s’est joué dans le cinéma de l’après-guerre, aussi bien en Europe qu’à Hollywood.

J’ai toujours aimé ces rapprochements aussi féconds qu’inattendus. Ils enrichissent notre regard sur les œuvres en suggérant des filiations secrètes qui les éclairent réciproquement (ce n’est pas pour rien que Lourcelles place sa notice sous l’invocation de Borges, en rappelant après lui que l’histoire des formes procède par avancées souterraines quasi imperceptibles plutôt que par des coups d’éclat spectaculaires). Et j’ai éprouvé le même petit choc électrique, la même sensation d’une révélation lumineuse en visionnant hier l’entretien avec Barbet Schroeder proposé en supplément à la troisième saison de Mad Men. Entretien de grand intérêt, où Schroeder évoque avec toute l’intelligence qu’on lui sait son travail de réalisateur sur un des épisodes qui exigeait le plus de doigté (celui de la mort de Kennedy), avant d’analyser avec précision celui du concepteur de la série, Matthew Weiner ; notamment son souci du détail poussé jusqu’à la maniaquerie, que Schroeder rapproche de celui de Rohmer sur le tournage de la Boulangère de Monceaux, dont il interprétait le rôle principal : cette obsession de l’authenticité jusque dans des choses qui se remarqueront à peine à l’écran, qui n’ont « pas d’importance dramatique a priori mais dont l’accumulation finit par se sentir et par produire un effet très important sur le spectateur ». Et c’est alors que Schroeder ajoute : « Mat Weiner aime beaucoup la Nouvelle Vague, il aime beaucoup les premiers films de Melville ; mais surtout, le grand modèle de Mad Men — là, j’ai été très surpris —, c’est Chabrol, et spécialement les Bonnes Femmes, ce film où il y a justement plusieurs histoires qui s’enchaînent [impliquant] plusieurs personnages. »

Mad Men / Chabrol / les Bonnes Femmes, bon sang, mais c’est bien sûr ! Là encore, jamais on n’y aurait pensé, mais à ce seul énoncé le caractère chabrolien de Mad Men saute aux yeux avec une totale évidence : le dosage singulier de cruauté et d’humour, le travail sur le cadre et le léger retrait de la caméra qui adopte une position d’entomologiste, le regard sur le monde des secrétaires, la finesse de la peinture sociale parfaitement intégrée à la trame narrative et visuelle, où tout est donné à voir sans autre forme de commentaire — par exemple, l’arrivée aussi discrète que puissamment invasive de la télévision dans les foyers et la manière dont elle vampirise les existences (on resonge soudain à tel plan de la Cérémonie) —, et jusqu’aux options d’éclairage et au traitement de la couleur qui rappellent par moments la photo de Jean Rabier.


Mad Men ou Chabrol ?


Très chabroliennes, la triangulation de l’espace, la présence des miroirs
et la manière dont le téléviseur sert de pivot visuel et signifiant à la scène.

1 Dictionnaire du cinéma, Bouquins-Laffont, 1992, p. 543-545.


Vendredi 16 décembre 2011 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Tout le monde et personne

Je ne croyais pas si bien dire en rapprochant intuitivement, à propos de Tinker, Tailor, Soldier, Spy, Alec Guinness/Smiley de Peter Sellers/Chance dans Being There. Visionnant un mois plus tard Smiley’s People (qui fait suite à Tinker…), j’ai eu la surprise de voir surgir un plan qui m’en a aussitôt rappelé un autre.


Alec Guinness dans Smiley’s People


Peter Sellers dans Being There

Évidemment, tout sépare Chance, le jardinier demeuré que tout le monde prend pour un sage, de Smiley, l’espion supérieurement intelligent (mais d’une intelligence non cérébrale, qui procède plutôt par lente imprégnation). Cependant, quelque chose les rapproche dans leur manière d’être au monde, qu’emblématisent ces plans où ils déambulent dans un parc arboré, silhouettes anonymes au parapluie, petits bonshommes perdus dans un décor trop vaste qui paraît sur le point de les absorber, de les néantiser1.

De Chance, Gérard Legrand écrivait qu’il est « séparé de tout le reste où pourtant il aspire à se fondre 2 » et l’on pourrait, mutatis mutandis, en dire autant de Smiley. Ce qui était vrai dans Tinker… (« Mais Smiley n’était plus là. Guillam n’avait jamais connu personne qui pût disparaître aussi vite dans une foule ») l’est davantage encore dans Smiley’s People. Vieil espion désormais à la retraite, Smiley y apparaît comme un homme à la marge, un dinosaure rattrapé par les fantômes de son passé, une survivance d’un autre temps dans un monde où la règle du jeu a changé. Les nouveaux chefs du Cirque ne l’ont rappelé, contraints et forcés, que pour étouffer une sombre affaire impliquant un réseau d’informateurs depuis longtemps oublié. Ils le verront d’un mauvais œil faire cavalier seul et s’entêter à poursuivre son enquête officieuse en faisant appel à d’autres has been sur la touche (Toby Esterhaze, espion reconverti dans le trafic de fausses œuvres d’art, superbe trait d’ironie). Aussi bien, sa victoire finale résonnera comme une défaite ; le happy end aura un goût amer, mais il sera le seul à s’en rendre compte.

Au-delà ou en deçà du personnage de Smiley, il y a la présence de l’acteur Guinness, sa manière d’imposer son tempo lent, d’habiter le plan, d’être là — ce qui fait que Smiley’s People pourrait s’intituler Being There (titre que Legrand rapportait au Dasein, à l’être-là de la philosophie classique). C’est une présence paradoxale, une présence absente, à la fois impénétrable et vide. Smiley tel que le personnifie Guinness, c’est à la fois tout le monde et personne. Un faux distrait à qui rien n’échappe, mais qui paraît toujours foncièrement ailleurs, comme en témoigne cette figure récurrente : le regard du coin de l’œil, tourné vers un hors champ indécidable, bien au-delà du réseau d’intrigues dont il va patiemment dénouer l’écheveau. Regard éperdu où se révèle une inquiétude fondamentale, quasi ontologique.


1 Le parc de Hamstead où revient Smiley pour élucider un meurtre rappelle en outre fugitivement celui de Blow Up.
2 Tous deux savent aussi, pour citer encore Legrand, qu’on communique entre autres « par un emploi judicieux du silence ». Cf. Positif no 468, février 2000.

 

Smiley’s People (1982), mini-série en six épisodes de Simon Langton. Scénario de John Hopkins et John Le Carré, d’après le roman de ce dernier.
Coffret BBC de deux DVD. Sous-titres anglais.




Question



Quelqu’un serait-il en mesure d’identifier cette police de caractères, assez en vogue dans les années 1970, notamment sur les couvertures de livres de poche anglais ? Merci d’avance.

 

P.-S. : scénarisé par Arthur Hopcraft, Tinker Tailor Soldier Spy (1979) est l’adaptation aussi intelligemment fidèle que possible de ce qui reste à mes yeux le chef-d’œuvre de John le Carré. Inévitablement, la construction enchevêtrée du roman se trouve quelque peu aplanie 1 — construction « en oignon 2 » typique de le Carré, où chaque couche de demi-vérité dissimule de nouvelles sous-couches de mensonges par omission, où le travail d’enquête, constamment nourri de songeries et de réminiscences d’un passé douloureux, n’est jamais loin de l’autoanalyse, où l’on s’enfonce à tâtons dans un labyrinthe tout à la fois spatial (« Il le guida ensuite le long de toute une succession de couloirs et d’escaliers jusqu’au garage en sous-sol où il avait dissimulé la voiture destinée à assurer leur fuite avec les passeports ») et mental (« De vastes perspectives de duplicité s’ouvraient devant lui. Ses amis, ses amours, même le Cirque 3, se rejoignaient et se refermaient en intrigues aux dédales infinis »). Mais si certains arrière-plans de l’intrigue s’estompent, le filmage très téléfilm britannique et la pauvreté manifeste du budget concourent paradoxalement à recréer l’atmosphère plombée du roman, son climat de paranoïa feutrée, sa peinture antispectaculaire du monde du renseignement : monde terne et sans prestige, fait d’un travail ingrat et répétitif, de dossiers entassés dans des archives poussiéreuses, de planques interminables, de rendez-vous dans des chambres d’hôtel aux papiers peints affreux, de conciliabules de couloir où chacun épie ses collègues et se sait surveillé par eux, de maisons délabrées où l’on cuisine patiemment des ex-agents. Monde claustrophobe en un mot, où l’on passe continuellement d’un lieu clos à un autre ; monde surtout gangrené de l’intérieur, comme toute institution, par sa pesanteur technocratique et ses querelles intestines de pouvoir. Les services secrets britanniques et leurs homologues soviétiques, engagés dans une guerre d’intox réciproque, se présentent à cet égard comme le parfait symétrique l’un de l’autre de part et d’autre du Rideau de fer (l’un des romans les plus lugubres de le Carré ne s’intitule pas pour rien The Looking-Glass War, le Miroir aux espions, titre programmatique de toute sa période guerre froide, et Robert Littell prendra sa suite avec les constructions circulaires du Transfuge et de la Boucle).

Alec Guinness, tout le monde l’a dit, campe un George Smiley idéal, en jouant magistralement de ses silences, d’une lenteur qui rappelle par moments celle de Peter Sellers dans Being There, et d’un regard myope derrière des lunettes trop grandes : c’est une taupe, en somme, qui débusquera la taupe tapie au cœur du Cirque. Reprenant le roman, j’ai été frappé par cette phrase : « [Smiley] ne bougeait que pour polir [les verres épais de ses lunettes] avec la doublure de soie de sa cravate et lorsqu’il le faisait, ses yeux avaient un regard humide, désarmé, qui était un peu embarrassant pour ceux qui le surprenaient. » Guinness a si bien intériorisé Smiley qu’il parvient, entre autres choses, à reproduire exactement cet effet de regard. Mais l’on a aussi plaisir à retrouver, dans le rôle de Bill Haydon, le parfait Ian Richardson, qu’on aima tant dans House of Cards.

1. Seul peut-être Fred Schepisi, dans l’ouverture discrètement magistrale de The Russia House (scénario de Tom Stoppard, ce qui compte aussi), est parvenu à donner un réel équivalent cinématographique à l’écriture à points de vue multiples et superposés de le Carré.
2. Ou en poupées russes, comme le suggère le générique de la série.
3. Le Cirque, c’est le sobriquet équivoque de l’Intelligence Service, sis à Cambridge Circus. On a rarement relevé, à ce propos, l’emploi ironique que fait le Carré du jargon des services de renseignements, où le personnel se répartit en lampistes, traîne-patins, chasseurs de scalps, mémés, baby-sitters, etc.

Tinker Tailor Soldier Spy, minisérie en sept parties de John Irvin. Coffret de deux DVD désormais vendu une bouchée de pain. Sous-titres anglais.




Sherlock (pour info)

La chose étant rarement précisée sur les sites de vente grands-bretons, signalons que le DVD de Sherlock est bel et bien pourvu de sous-titres anglais, dont la nécessité se fait généralement sentir. La revision du premier épisode, A Study in Pink, nous a comblé. Il se confirme aussi qu’un deuxième cycle de trois épisodes est en chantier. Diffusion annoncée pour l’automne 2011. Ce délai d’un an laisse augurer que Moffat et Gattis, préférant le travail bien fait à l’exploitation hâtive du succès, prendront le temps de soigner la suite. On s’en réjouit.




Résurrection de Sherlock Holmes

Pour trouver un Sherlock Holmes revivifié, on oubliera le film pénible de Guy Ritchie et l’on se tournera plus sûrement vers Sherlock, mini-série de trois épisodes dont la diffusion s’est conclue hier soir sur la BBC. L’idée de transposer les aventures de Holmes et du fidèle Watson à notre époque pouvait laisser craindre le pire, et la bande-annonce speedée n’avait rien de bien rassurant. Cependant, le pari a été emporté haut la main par les scénaristes Mark Gatiss et Steven Moffat, avec un dosage parfait de sérieux et d’humour. Il n’y a pas de secret : non seulement les deux compères savent construire des intrigues convenablement enchevêtrées et les mener à vive allure, mais il est manifeste qu’ils possèdent le corpus holmesien sur le bout des doigts. Cette connaissance intime du « canon » leur a permis de moderniser — et de jouer avec — l’univers et les personnages de Conan Doyle sans les dénaturer.

Transplantés dans le monde de 2010, Holmes et Watson ont beau s’y trouver pourvus de tous les attributs techniques modernes — du téléphone cellulaire à l’ordinateur portable —, ils demeurent tels qu’en eux-mêmes, et la dynamique de leur relation est bien restituée au fil d’un dialogue vif et souvent drôle. Watson a été blessé comme il se doit lors d’un conflit armé en Afghanistan (mais il ne s’agit plus du même), tandis que Holmes taquine encore le violon. L’impossibilité, aujourd’hui, de montrer un héros fumer à l’écran l’a certes obligé à renoncer à la stimulation du tabac, mais si l’on redoute un moment une aseptisation du personnage, on a plaisir à voir les scénaristes tourner en dérision cette nouvelle convention sanitaire (les patchs de nicotine donnent lieu à un gag excellent). De même, le soupçon d’homosexualité que certains exégètes ont fait planer sur le tandem donne lieu à d’amusants quiproquos ironiques. Seule touche vintage, l’appartement vieillot de Baker Street, n’était la présence de la télé et du réfrigérateur, paraît une dernière survivance, curieusement préservée, de l’ère victorienne. Ses tons verts et marron passés offrent un net contraste avec les tons bleus et glacés du Londres ultra-contemporain, tout en surfaces lisses et froides, où prennent place les enquêtes (belle photo de Steve Lawes).

Au sein de cet univers high-tech, Moffat et Gatiss parviennent à inventer un gothique moderne, sur lequel plane même l’ombre du Golem. Tout en se présentant comme des histoires originales, les intrigues démarquent, réaménagent, déplacent ou remodèlent habilement les récits (ou des éléments des récits) originaux de Doyle, en tissant au passage dans leur trame un réseau d’allusions si fines qu’elles réjouiront le holmesien aguerri sans pour autant gêner le profane, qui ne se sentira nullement exclu du jeu. Le texte se rappelle aussi à l’image d’une autre manière, sous forme de surimpressions ponctuelles : textos envoyés et reçus, menus de Smartphone, recherches sur le net ou, plus intéressant, succession de mots clés illustrant le processus mental de la déduction chez Holmes. Ce procédé, au bord du gimmick, est employé sans excès et se fond harmonieusement dans la réalisation moderniste de Paul McGuigan et Euros Lyn.

Face à un Martin Freeman parfait en Watson, Benedict Cumberbatch campe un Holmes idoine : péremptoire, juvénile (mais à l’époque d’Une étude en rouge, le héros de Doyle était plus jeune que la plupart des adaptations cinématographiques l’ont laissé croire), obsessionnel, quasi autiste, souvent exaspérant, et sujet à des accès d’ennui majuscule lorsque sa matière grise n’est pas stimulée par une affaire hors normes. Longiligne et ténébreux, sanglé dans un long manteau noir, il s’impose d’ores et déjà comme un des meilleurs interprètes du rôle : beaucoup de charisme, et une superbe voix sourde qui fait penser à celle du cher Alan Rickman. Le cliffhanger sur lequel s’achève le dernier épisode (une piscine publique remplaçant les chutes du Reichenbach !) laisse augurer une deuxième saison. Sortie du DVD le 30 août. N’attendons pas de sous-titres français, mais espérons qu’il y aura des sous-titres anglais pour malentendants. Le dialogue est rapide et dense, et le secours du télétexte fut précieux.