Métadétections (2)

En 1945, les éditions Emecé confient à Borges et Bioy Casares la direction d’une collection de classiques. Les deux compères s’empressent d’en détourner l’objet pour en faire une collection de littérature policière, qu’ils baptisent « Le Septième Cercle » en référence au « cercle des violents » de l’Enfer de Dante. L’année suivante, Bioy et Silvina Ocampo y publient Ceux qui aiment, haïssent, étrange et court roman au charme vénéneux. Tous les ingrédients du genre s’y retrouvent, à la fois reconnaissables et insidieusement dépaysés, comme en un rêve cotonneux où l’on n’est jamais sûr de ce qui arrive réellement. L’action prend place dans l’étouffant huis clos d’un hôtel de bord de mer battu par les vents et bientôt coupé du monde par une violente tempête. Dehors, la plage infestée de crabes qui se repaissent d’une baleine échouée, l’épave d’un bateau (le Joseph K…) servant de refuge à un garçon taciturne, collectionneur d’algues et embaumeur d’oiseaux. Dedans, des personnages fantomatiques qui se croisent et s’épient dans un climat de passion et de jalousie latentes, de confidences surprises à travers les portes : le narrateur, docteur épris de son petit confort et fort imbu de sa personne, deux soeurs amoureuses du même homme qui se cache sous une fausse identité, le couple d’hôteliers - rejoints, lorsque survient le crime, par un commissaire péremptoire qui ne jure que par Victor Hugo et un médecin légiste perpétuellement ivre. On n’est ni dans le registre de la parodie, que Bioy pratiquera avec Borges dans les contes de Bustos Domecq, ni tout à fait dans celui du pastiche, bien qu’abondent les allusions littéraires et les mises en abyme ironiques [1]. On dirait plutôt que Bioy et Ocampo infléchissent le genre de l’intérieur pour l’acclimater au sol et à l’imaginaire argentins. La greffe est réussie, la murder party se pare d’inquiétante étrangeté, et l’on progresse à tâtons dans ce récit en trompe-l’oeil comme le narrateur dans les couloirs obscurs de l’Hôtel Central.

Silvina OCAMPO / Adolfo BIOY CASARES, Ceux qui aiment, haïssent (Los que aman, odian). Traduction d’André Gabastou. Bourgois, 1989, 149 p.

1. La victime est traductrice de romans policiers, ses brouillons et sa bibliothèque jouent un rôle crucial dans le développement et la résolution de l’énigme ; quant au couple de voyageurs, « dilettantes en littérature », que rencontre le narrateur dans le train de nuit pour Salinas, ne seraient-ce pas des avatars d’Ocampo et Bioy ?


Dimanche 11 juin 2006 | Rompols |

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