Marqueterie

Pour Marie [Dormoy], Léautaud commence un journal, ce 13 janvier 1933. Pour cela, il se sert d’un support : un numéro de la Nouvelle Revue française (celui du 1er octobre 1932 fera l’affaire), et colle soigneusement des feuillets blanchâtres au recto et au verso des pages de la revue. Certes, on n’aura pas compris tout à fait Léautaud si on néglige l’aspect matériel de ses manuscrits ; et il y a de quoi rêver. Pour Léautaud, rédiger un double de lettre ou tenir un journal ne consiste pas à faire courir vulgairement sa plume d’oie sur le papier ; il faut d’abord, tout au long de la rédaction, construire le support ! Le simple mortel qui croit qu’en prenant du papier et une plume il écrit, se trompe. […] Une lettre prise en double, la tenue du journal exigent des dispositions particulières de la part de celui qui écrit. C’est ainsi que Léautaud se livre à un véritable travail de marqueterie sur certains de ses comptes rendus de journée ou sur certains doubles en collant des quantités de languettes très fines sur des expressions fautives ; il peut alors écrire à nouveau. Ou bien, il ajoute des bandelettes à d’autres bandelettes ; et alors on déroule le manuscrit comme un papyrus. Un double de lettre à Billy, par exemple, atteint un mètre de long (lettre du 16 février 1952) et se compose de dix-neuf bandes collées les unes à la suite des autres.

Edith Silve, Paul Léautaud et le Mercure de France.
Mercure de France, 1985.


Dimanche 7 janvier 2007 | Grappilles, Monomanies | Aucun commentaire


Bilan annuel

Livres lus : 87 (+ 4 par rapport à 2005)
Films vus : 113 (- 26)
Séries : 15 (pour un total de 19 saisons, soit 11 saisons complètes, 6 saisons en cours et 2 abandons)

Locus Solus s’honore d’une moyenne de 580 visiteurs par mois. Beaucoup d’entre eux, soyons juste, atterrissent en ces lieux par erreur, aiguillés par l’humour impénétrable des moteurs de recherche à la suite d’étranges requêtes, dont voici un florilège :

casquette fantaisie double visière - sosie de Condolezza Rice - soudure sur cuivre - mystère insoluble - entretien de la barbe - monter une escroquerie - dimension alvéoles de bibliothèque - nymphomanie - fonctionnement du bélinographe - film pianiste maladie mentale - peinture d’amoureux dans un bistro - décoration fenêtre blanc d’Espagne - techniques de narration du roman classique - la signification du chapeau - autocar transformé - inventions entre 1966 et 1969 Woodstock - portrait psychologique George Bush - vêtement anticonformiste - où est l’amitié dans le mensonge ? - rayonnages sur fils tendus - escroquerie à l’héritage assurances vie - le dépucelage par une professionnelle - textes pour écrire une invitation à l’inauguration d’un film - toque fourrure véritable - poème pour ma soeur jumelle gratuit - éloge funèbre alcoolique - conserves de cornichons - saccage pâtisserie - excréments Queneau - choix d’un verbe rare - sosie milliardaire - peinture toile vieille fontaine - farce dont la victime est le narrateur - quelle guerre vient de se terminer quand Edmond Rostand naît ? - murder party scénario gaulois - sans papier ni stylo - scène compromettante télé - baleine échouée plage David - faire la fête au palace Paris 1990 - poème débutant hard et cru - arnaques magouilles - raccords trois pièces - la grille mystérieuse avec dramatisation - envoûtement télépathique - Flaubert sa frustration - joint de dilatation détail technique - ancêtre du télécopieur- qu’est-ce que la sincérité ?


Lundi 1 janvier 2007 | Monomanies | Aucun commentaire


Du classement (toujours)

En matière de livres, le classement par affinités a toujours eu ma préférence :
- de part et d’autre de Borges : a) Bioy Casares (entre eux, les livres qu’ils écrivirent ensemble) ; b) les auteurs anglo-saxons qu’il appréciait, De Quincey, Carroll, Collins, Stevenson, Chesterton, avec pour charnière son Cours de littérature anglaise.
- à la suite de Queneau, les oulipiens Perec, Mathews et Calvino, auxquels vient de se joindre la délicieuse Chapelle Sextine d’Hervé Le Tellier.
- les livres de cinéma, les ouvrages d’histoire de l’art, les bandes dessinées, les romans policiers, les romans fin de siècle, les ouvrages sur la bibliophilie et l’histoire de l’édition (revues, catalogues, essais, mémoires, biographies), les livres sur les excentriques, les collectionneurs et les curieux, etc. sont naturellement regroupés par thèmes et forment autant de sous-ensembles - chacun d’entre eux étant susceptible de se subdiviser le jour où un sous-sous-ensemble atteint une certaines masse critique.
- et ainsi de suite.

Cependant, s’il procure d’intenses satisfactions pour l’esprit, les possibilités d’un tel classement se trouvent limitées par la configuration physique d’une bibliothèque. Le fait que les livres y soient disposés les uns à côté des autres sur des rayonnages n’autorise en effet, pour chaque sous-ensemble donné (auteur, courant littéraire, matière,…), des rapports de contiguïté qu’avec ses deux sous-ensembles voisins. Idéalement, il faudrait pouvoir relier chaque sous-ensemble avec autant d’autres que nécessaire.

Queneau fit ses débuts dans le surréalisme, dont il se détacha rapidement, et fut l’un des fondateurs de l’Oulipo. Mais il s’intéressait aussi aux mathématiques et aux fous littéraires, de même qu’à la poésie grecque, à la philosophie (on sait qu’il se chargea notamment d’éditer le cours de Kojève sur Hegel ; réciproquement, Kojève consacra un article fondamental aux romans de la sagesse de Queneau) et à bien d’autres choses encore. Le sous-ensemble Queneau figure donc le cœur d’une étoile dont les rayons poussent dans de multiples directions. Et il en va de même pour chacun des auteurs ou des « thèmes » de nos bibliothèques. Du surréalisme, on rayonne vers Freud, Hegel, Fourier, Roussel, Jarry, Nerval, Baudelaire, le symbolisme, Apollinaire, Reverdy, Dada, l’humour noir, Huysmans qu’admirait Breton, etc. De Baudelaire à son éditeur Poulet-Malassis (qui figure en bonne place dans notre rayon histoire de l’édition par le biais des ouvrages de René Fayt et Claude Pichois) et à leur ami commun Monselet, lequel nous conduit à ses pairs oubliés du XIXe siècle, Delvau, Privat d’Anglemont, ainsi qu’au rayon gastronomie. Et ainsi de suite, sans fin. La bibliothèque est un univers en expansion théoriquement infinie, et chaque nouveau livre qui y fait son entrée est susceptible d’en redessiner la configuration.


esquisse très incomplète

Pour bien faire, une bibliothèque ne devrait donc pas être constituée de rayonnages superposés, mais, se déployant dans l’espace comme un mobile de Calder, d’un ensemble de niches ou d’alvéoles de dimensions variables, dévolues chacune à un sous-ensemble de livres, et reliées les unes aux autres par des fils tendus matérialisant le réseau de leurs relations (parenté de thème ou d’inspiration, influence, admiration, intérêt commun, appartenance à un genre ou un courant littéraire, etc.).

Une fois tissé, ce réseau de fils serait si inextricablement fourni qu’on ne pourrait plus circuler dans la pièce. Libre alors aux plus conceptuels des bibliomanes de retirer les alvéoles de livres pour ne laisser subsister qu’une immense toile d’araignée de rapports enchevêtrés.


Lundi 18 septembre 2006 | Bibliothèques, Monomanies | 3 commentaires


Du classement (encore)

Mardi soir, j’essaie un nouveau classement pour ma collection de disques ; je pratique ça souvent, en période de stress émotionnel. Vous trouvez peut-être que c’est une manière plutôt bête de passer la soirée, moi pas. C’est ma vie, j’aime pouvoir m’y promener, y plonger les bras, la toucher.

Quand Laura était là, je rangeais les disques par ordre alphabétique ; auparavant, je les rangeais par ordre chronologique, depuis Robert Johnson jusqu’à… je ne sais pas… Wham !, ou un truc africain, ou autre chose que j’étais en train d’écouter quand j’ai rencontré Laura. Mais ce soir je rêve d’autre chose, alors j’essaie de me souvenir de l’ordre dans lequel je les ai achetés : comme ça, j’espère écrire mon autobiographie sans papier ni stylo. Je sors les disques des étagères, les empile tout autour du salon, cherche Revolver, et je pars de là ; quand je suis arrivé au bout, je rougis tellement je me sens exposé, parce que cette série, après tout, c’est moi. Intéressant de voir comment je suis passé de Deep Purple à Howlin’ Wolf en vingt-cinq étapes seulement ; je n’ai plus honte d’avoir écouté Sexual Healing pendant toute une période de célibat forcé, ni d’une trace du club rock que j’avais formé à l’école pour discuter avec mes camarades de cinquième de Ziggy Stardust et de Tommy.

Ce qui me plaît le plus, dans mon nouveau système, c’est la sensation rassurante qu’il me procure ; grâce à lui, je me suis rendu complexe. J’ai environ deux mille disques, et il faut vraiment être moi […] pour savoir comment en retrouver un. Si je veux mettre, disons, Blue de Joni Mitchell, je dois me rappeler que je l’ai acheté pour une fille à l’automne 1983, mais que j’ai préféré le garder, pour des raisons que je passerai sous silence.

Nick Hornby, Haute Fidélité (10/18 n° 3056)


Dimanche 17 septembre 2006 | Grappilles, Monomanies | Aucun commentaire


Bibliomanie

Ainsi, j’ai rencontré beaucoup de maniaques, mais au moins un maniaque superbe, c’est Henri Parisot [1], le fétichiste de l’édition originale. Je l’ai vu acheter six fois de suite le même livre, et cinq fois le rapporter au libraire en disant, à la manière de Fernand Raynaud : «Il y a là comme un défaut.» Lorsqu’il avait définitivement acquis son exemplaire original et irréprochable, il l’enveloppait dans un papier cellophane. Il ne le recouvrait pas, il l’emballait complètement. Il le plaçait dans sa bibliothèque, mais il ne pouvait jamais le consulter, puisqu’il était complètement emmailloté. Aussi, je crois qu’il a eu pendant longtemps deux bibliothèques identiques, une « ouverte », et une « fermée », puisque enfin il adore la lecture.

Éric Losfeld, Endetté comme une mûle. Belfond, 1979.

1. Traducteur de Lewis Carroll et fondateur de la collection « L’Âge d’or ».




Ingestion

La manie des listes, l’exemple d’un modèle illustre (Georges Perec [1]) et une interrogation enfantine - « quelle est donc la quantité d’aliments qu’on ingurgite en une année ? » - m’ont conduit en 2003 à noter systématiquement ce que j’avais mangé et bu tout au long de l’année.

L’exercice demande une certaine discipline. Dans les premières semaines de janvier, il m’arrivait fréquemment d’oublier de prendre note, et de devoir en conséquence reconstituer de tête, avec difficulté parfois, ce que j’avais mangé les trois jours précédents.

Rapidement, cependant, cela devint une habitude et presque une seconde nature. Au point, lorsque l’exercice prit fin, de me laisser une sensation de manque. Il m’arrivait ainsi de tourner en rond, après un repas, en proie à la certitude d’avoir oublié de faire quelque chose de très important. Peu à peu, cela m’est passé et j’ai repris, comme on dit, une vie normale.

Les curieux peuvent découvrir ici cet inventaire absurde et vaguement monstrueux.

1. L’Infra-ordinaire. Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1989.


Lundi 2 janvier 2006 | Monomanies | 1 commentaire