Une filiation
Les filiations littéraires sont imprévisibles. De passage à Londres à l’automne 1910, Maurice Maeterlinck rend visite à J.M. Barrie et lui dit toute l’admiration qu’il porte à Peter Pan. Au terme de leur long entretien, le dramaturge belge laisse une trace de son passage en écrivant au crayon noir sur un lambris du bureau de Barrie :
« Hommage au père de Peter Pan, grand-père de l’Oiseau bleu. »
(Source : François Rivière, J.M. Barrie, l’enfant qui ne voulait pas grandir, Calmann-Lévy, 1991.)
La pensée des poètes
Les grandes chaleurs sont instructives. On découvre enfin grâce à elles l’utilité pratique de la pensée des poètes.
(Photos prises chez la veuve d’un poète.)
Moments d’inhabituel intérêt
– Pas de… pas de problème avec notre hôte, ni avec son entourage ? demanda Tarrant, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’ascenseur.
– Nous n’avons jamais de problème au Ritz, fit remarquer Mr. Manetta d’une voix douce, mais seulement des moments d’inhabituel intérêt, Sir.
– Et aucun moment d’inhabituel intérêt ?
– Eh bien, la question des armes a dû être discutée. La plupart des gentlemen de la suite de Sa Seigneurie se sentent dépaysés sans leur fusil. Chez eux, ils dorment avec, si je suis bien informé.
– Ce qui pourrait déconcerter les habitants de l’hôtel, ajouta Tarrant en regardant s’ouvrir les portes de l’ascenseur où pénétra Modesty suivie des deux hommes.
– Nous nous sommes arrangés pour que la garde personnelle ne conserve que deux fusils, reprit Mr. Manetta. Non chargés, bien entendu. Nous avons fait valoir qu’à Buckingham Palace les gardes de Sa Majesté n’avaient jamais de munitions.
Tarrant ne put dissimuler sa surprise.
– Est-ce exact ?
– Nous avons pris la précaution de ne pas vérifier, Sir.
Peter O’Donnell, Modesty Blaise (1965).
Traduction d’Alex Grall et Jean Sendy.
10/18, « Grands Détectives », 1990.
Doigts de fée
« [Saint-Sulpice après la guerre] était un quartier où il y avait encore énormément de magasins de curés, et les monteuses de cinéma allaient s’acheter des gants d’évêque, dans une soie extrêmement mince, parce que pour tenir la pellicule, ces gants étaient d’une très grande sensibilité au doigt. »
Jacques Laurent
Christophe Mercier, Conversations
avec Jacques Laurent, Julliard, 1995
Barbara McLean (1903-1996), chef-monteuse à la Fox
Apparition
Sur le moment, l’apparition de Widmerpool à Eaton Square ce soir-là me parut l’effet d’un simple hasard. Il lui était déjà arrivé de surgir dans ma vie à l’improviste et, si je l’avais considéré en quoi que ce soit comme un phénomène périodique, j’aurais dû m’attendre à le voir surgir à nouveau. Cependant je n’en étais pas encore venu à voir en lui une de ces figures symboliques dont nous pourrions presque tous citer un exemple personnel, autour desquelles le passé et le futur se rejoignent irrésistiblement.
Anthony Powell, les Mouvements du cœur
(A Buyer’s Market, 1952).
Traduction de Renée Villoteau.
Christian Bourgois, 1989.
On ne vous lira pas
On en arrive à l’ultime contradiction : autant l’esprit du temps pousse tout le monde à écrire, autant il décourage de lire. Qui n’a pas un livre rentré ou sorti ? Les psychanalystes parce que leur métier les oblige à se taire, les hommes politiques parce qu’ils ont peur que l’on croie qu’ils croient ce que leur rôle public les oblige à dire, les savants pour qu’on ne les pense pas incultes, les vieillards parce qu’ils ont peur que l’on oublie leurs hauts faits, les jeunes pour que l’on sache qu’ils existent, les professeurs parce que les commissions jugent au poids, les chercheurs pour faire oublier qu’ils n’ont rien trouvé, tout un chacun parce qu’il n’y a rien de plus urgent que de se raconter. Écrire est l’ethos de notre époque ; pas lire. Écrivez, on ne vous lira pas.
Pierre Nora, « Édition, critique, médias : la crise » (1982).
Repris dans Historien public, Gallimard, 2011.
De la tyrannie
Dans la première partie de la Civilisation de la Renaissance en Italie, Burckhardt brosse un tableau stupéfiant des régimes despotiques des royaumes, duchés et cités-États qui se partageaient la péninsule italienne au XVe siècle. On « savait » ces choses de manière générique et abstraite ; mais on ne l’avait jamais vu évoqué de manière aussi frappante, par petites touches implacables. Non seulement Burckhardt, comme Stendhal quelques années avant lui, a lu avidement d’innombrables mémoires et chroniques de l’époque, mais il domine parfaitement sa documentation dont il sait tour à tour tirer de grandes synthèses et mettre en relief les petits faits saillants.
On a rarement vu la scélératesse, l’impiété, le talent militaire et la culture intellectuelle réunis au même degré que dans Sigismond Malatesta († 1467).
Aussi nul que méchant, Pandolphe gouverna avec le secours d’un professeur de droit et d’un astrologue, et sema de temps à autre la terreur parmi ses sujets en en faisant tuer quelques-uns. En été, son plaisir était de rouler des blocs de pierre du haut du mont Amiata, sans se préoccuper de savoir qui et quoi ils écrasaient.
Ferrante avait centralisé le commerce en général entre les mains d’un grand marchand, nommé François Coppola, qui partageait les profits avec lui et qui imposait ses volontés à tous les armateurs : les emprunts forcés, les exécutions et les confiscations, la simonie, les contributions extraordinaires prélevées sur les congrégations religieuses étaient les autres ressources. Outre la chasse, où il ne ménageait rien ni personne, il se livrait à deux genres de plaisirs : il aimait à avoir dans son voisinage ses ennemis soit vivants et enfermés dans des cages bien solides, soit morts et embaumés, avec le costume qu’ils portaient de leur vivant.
Le gouvernement de la maison d’Este se distingue par un singulier mélange de despotisme et de popularité. Dans l’intérieur du palais se passent des scènes épouvantables : une princesse, soupçonnée d’avoir commis le crime d’adultère avec un fils né d’un autre lit, est décapitée (1425) ; des princes, aussi bien légitimes qu’illégitimes, s’enfuient de la cour et sont menacés, même à l’étranger, par les coups des assassins envoyés à leur poursuite (1471) ; qu’on ajoute à cela des complots continuels tramés au dehors : le bâtard d’un bâtard veut détrôner le seul héritier légitime (Hercule Ier) ; plus tard (1493), ce dernier empoisonna, dit-on, sa femme, après avoir découvert qu’elle voulait l’empoisonner lui-même.
Jacob Burckhardt, la Civilisation de la Renaissance en Italie (1860).
Traduction de Louis Schmitt revue par Robert Klein.
Bartillat, 2012.