Entre les lignes
Le bonheur du jour, c’est d’avoir pu remettre la main sur cette plaquette de Kojève parue chez Fourbis en 1990. J’aimais bien cet éditeur (actif de 1986 à 1998), qui publiait d’élégants petits livres et avait un beau catalogue où Michel Leiris côtoyait Adalbert Stifter. Mais puisque, conformément à certaine tradition française, il ne s’était pas donné la peine d’en indiquer la provenance, signalons que l’Empereur Julien et son art d’écrire parut originellement en anglais, traduit par J. H. Nichols, dans un volume d’hommages à Leo Strauss (Ancients and Moderns. Essays on the Tradition of Political Philosophy in Honor of Leo Strauss, J. Cropsey, New York, Basic Books, 1964).
En voici l’introduction. En un temps qui n’en a que pour la transparence et l’histrionisme d’une écriture brute de décoffrage censée garantir l’expression d’une « vérité » qu’on vous balance dans la gueule, on goûte assez cet éloge d’un art d’écrire reposant sur la transmission indirecte, le camouflage stratégique et le brouillage des pistes, non exempt, le cas échéant, d’une part de jeu — et qui appelle en retour un art de lire entre les lignes. Kojève nous rappelle aussi que si chaque texte invente son lecteur, chaque époque produit ses modalités de lecture, une sorte de mode d’emploi tacite partagé par la communauté des auteurs et des lecteurs, dont il faut tenir compte dans l’appréhension des textes anciens.
Dans un livre sur l’Art d’écrire, justement remarqué parce qu’effectivement remarquable, Leo Strauss nous a rappelé ce qu’on n’avait que trop tendance à oublier depuis le XIXe siècle. À savoir qu’il ne fallait : ni prendre à la lettre tout ce qu’avaient écrit les grands auteurs d’autrefois, ni croire qu’ils avaient toujours explicité dans leurs écrits tout ce qu’ils voulaient y dire.
Pratiquement, l’art ancien qu’a redécouvert Les Strauss consistait à écrire à peu près le contraire de ce qu’on pense, afin de camoufler ce que l’on dit. Ce camouflage littéraire avait deux buts nettement distincts, mais qui pouvaient se combiner. D’une part, on pouvait camoufler sa pensée pour échapper à une persécution due à l’intolérance, qui naît nécessairement tant du savoir soustrait au doute avec raison que de toute opinion soustraite au doute à tort. D’autre part, le camouflage littéraire pouvait servir à former une élite : l’écrit était alors censé pouvoir endoctriner les rares élus capables de comprendre la doctrine camouflée qui heurte les préjugés, tout en confirmant les éventuels lecteurs moyens dans leur ignorance « traditionnelle », parfois dite « docte » et toujours supposée « salutaire ». Dans ce cas, le camouflage poursuivait subsidiairement un but pédagogique, en exerçant la sagacité du lecteur de choix. Mais, last but not least, cet art d’écrire était aussi un art de jouer, ne serait-ce qu’avec soi-même ; l’auteur se plaçant dans l’attitude « ironique » bien connue qui s’exprime en français en disant : À bon entendeur — salut !
Quoi qu’il en soit, l’art d’écrire en question exige comme complément nécessaire un art de lire entre les lignes, fort négligé depuis un certain temps, mais que Leo Strauss a remis en honneur dans et par ses écrits pour notre bien à tous. Et c’est pourquoi j’ai cru pouvoir lui rendre hommage en essayant à mon tour de lire entre les lignes des écrits d’un auteur digne de lui, vu qu’il s’agit non seulement d’un philosophe ancien, mais encore d’un empereur authentique, bien qu’inefficace parce qu’en retard (ou en avance ?) sur ce que fut son temps.
D’ailleurs, les écrits philosophiques de l’empereur Julien sont particulièrement intéressants à un double point de vue. D’une part, parce que l’auteur y parle explicitement de cet « art d’écrire » dont Leo Strauss a récemment reparlé en des termes presque identiques, sans avoir semble-t-il connu ce qu’en avait dit son auguste prédécesseur. D’autre part, parce que le sort de ces écrits montre qu’un auteur peut ouvertement parler de cet art sans être pour autant empêché de l’exercer lui-même avec un plein succès.
Alexandre Kojève, l’Empereur Julien et son art d’écrire.
Fourbis, 1990.
Le livre de Strauss auquel Kojève fait allusion (et qu’il me donne envie de lire) est la Persécution et l’Art d’écrire, traduction d’Olivier Sedeyn, Gallimard, « Tel », 2009. Écrit entre 1941 et 1948, il « traite des relations entre la philosophie et la politique à travers l’analyse de deux classiques de la pensée juive : le Guide des égarés de Moïse Maïmonide et le Kuzari de Yéhuda Halévi, et du Traité théologico-politique de Baruch Spinoza. »
(Merci à CT et CJ, qui savent pourquoi.)
Bon conseil
Jean Paulhan, qui avait vécu à Madagascar, affirmait que lorsqu’on voyait un requin en se baignant il fallait aboyer dans l’eau, car les requins, ajoutait-il, ont peur des chiens.
André Pieyre de Mandiargues, Ultime Belvédère.
Fata Morgana, 2003.
Les Terriens restent à inventer
La période de mes voyages a coïncidé avec celle de mon innocence. Elle a donc fini par ralentir. Je ne suis plus certain aujourd’hui de croire que la Terre est ronde. Que la nature humaine est la même partout. Notre planète est un agglomérat d’îles, d’astéroïdes. La mondialisation est à mille années-lumière de nous. Les Terriens restent à inventer. Rien ne serait plus désirable que leur apparition. L’écriture sert à ça. À le rendre possible.
Luc Dellisse, le Jugement dernier.
Les Impressions Nouvelles, 2007.
Déformation professionnelle
The West Wing, 6e saison, 7e épisode, « A Change Is Gonna Come »
Dans un insert de quatre secondes (Josh Lyman parcourt l’index des mémoires de l’ex-vice-président Hoynes, à la recherche des pages le concernant), constater qu’il manque une virgule entre travel to et 201 et, à la ligne suivante, une espace entre la virgule et 61.
Dans la piscine
Entamer un séjour en Californie, avait-il dit, c’est un peu comme descendre dans l’eau d’une piscine. Une expérience agréable, vous faites quelques brasses, et avant même de vous en rendre compte, vous avez cinquante ans.
Vikram Seth, Deux Vies.
Traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalyos.
Albin Michel, 2007.
Transmis par ML.
La perle de Baltimore
« ces tableaux de goût flamand représentant une pièce
aux murs complètement recouverts de peintures »
Entre ses cours et ses travaux d’érudition, la rédaction de ses livres et de plusieurs centaines d’articles, Mario Praz trouva encore le temps de voyager aux quatre coins du monde et de tirer de ses périples la matière de nombreuses chroniques, dont il réunit un choix dans le Monde que j’ai vu (Il Mondo che ho visto, traduction de Jacques Michaut-Paternò, Julliard, 1988). S’embarquer en sa compagnie, c’est voyager dans le temps autant que dans l’espace. Dans une ville, devant un édifice, un paysage, sa mémoire encyclopédique se mobilise instantanément pour inscrire les sites observés dans l’histoire des civilisations et des formes. Tout l’intéresse : le spectacle d’un cimetière de voitures pique autant sa curiosité que les collections d’un petit musée de province.
Le voici à Baltimore, entraîné par un ami de Washington qui l’a convaincu d’aller voir le restaurant Haussner’s. « C’est la plus extraordinaire collection de tableaux qui existe, m’assura-t-il. Il ne faut pas s’attendre à des chefs-d’œuvre, mais les murs sont couverts de haut en bas de tableaux de toutes sortes, certains ne sont pas mal. »
L’on nous fit passer dans la salle d’attente, une très grande pièce en sous-sol pleine de gens ; parmi les têtes humaines se détachaient des têtes de marbre et de bronze, copies de bustes d’empereurs romains, bronzes de la fin du XIXe siècle surchargés de gestes et de fioritures ; aux murs des tableaux, des dessins et des meubles pseudo-XVIIIe : modeste prélude aux étages supérieurs, discrète ouverture au grand orchestre qui nous frappa de plein fouet comme un assaut de cymbales, de trombones et de grosses caisses dès que notre tour fut venu de monter au restaurant.
Au restaurant les attend le plus ahurissant ensemble de tableaux qui soit, occupant absolument toute la surface des murs. Ce décor évoque aussitôt à Praz une version kitsch de « ces tableaux de goût flamand représentant une pièce aux murs complètement recouverts de peintures, garnie de tables encombrées d’objets et qui reproduisent ordinairement des salles de collections, réelles ou imaginaires, ou encore des scènes pour représentations allégoriques : tableaux de Francken, de Bruegel de Velours, de Hans Jordaens III, de Zoffany ou de Panini chez nous. Pièces où le fourmillement des formes rejoint l’hallucination et le délire. » La nomenclature qui suit pourrait sortir de la Vie, mode d’emploi.
Paysages et marines ordinaires (une série infinie de vues de Paris), scènes de genre semblables à celles qu’on trouve encore chez certains antiquaires autour de Saint-James à Londres, représentant des cardinaux et des moines en train de lever des coupes de vin à contre-jour dans des pièces minutieusement peintes, sauf que dans son inventaire le peintre a commis de flagrants anachronismes, comme lorsqu’il place une boîte de cigares sur la table d’un gentilhomme du XVIIIe siècle ; tableaux tels qu’on en voyait jadis dans les maisons closes, comme une scène d’Othello, des nus féminins, des sujets sentimentaux comme cette jeune fille vêtue de bleu ciel, entourée de chiens fauves, portant un chiot sur l’épaule, ou cette autre, pompéienne, suivie de colombes, des enfants dans des basses-cours, des dames en costume Directoire, une Vénitienne du peuple, des odalisques au bain, des scènes historiques, le bouffon de cour… Signatures de peintres en marge des histoires de la peinture, Cesare Detti, Chierici, Soulacroix, Jules Lefebvre, spécialiste du nu féminin et membre de l’Institut de France (certains peignaient fort bien, observait mon ami), et perdu par hasard dans la foule anonyme Diaz de la Peña. Au bar (interdit aux femmes) une orgie de nus féminins, un satyre et une nymphe de Bouguereau, ce même Bouguereau dont les tableaux sont, comme le dit à juste titre E. H. Gombrich dans son Freud et la psychologie de l’art, « d’une habileté nauséabonde », et des sujets aphrodisiaques de Fried Pal qui auraient fourni d’excellentes illustrations pour l’essai de Giancarlo Marmori sur « le nu bourgeois » (dans le Tonneau et le Violon).
Mais une inscription devant un escalier nous avertit qu’il y a un sancta sanctorum, un « Musée ». Au pied de l’escalier on voit une statue : la vision de Jeanne d’Arc de Randolph Rogers ; en haut un avis informe que le bénéfice des entrées ira au Boy’s Club de Baltimore : des mannequins représentant un jeune explorateur et une Indienne vous lorgnent du fond d’une longue salle dont les murs sont entièrement occupés par des portions de la plus grande peinture du monde, le Panthéon de la guerre, créé à la fin de la Première Guerre mondiale par Pierre-Carrière-Belleuse et A. P. Goguet avec la collaboration d’une centaine d’autres artistes, piètres disciples de Detaille. La peinture comportait six mille portraits d’après nature ; nous ne voyons ici que les parties qui représentent les spahis et les cuirassiers. Une horloge liberty en bronze leur tient compagnie, avec son habituelle femme ondoyante, son globe doré portant les heures et les incrustations d’opaline destinées à être illuminées de l’intérieur : l’ensemble s’appelle la Création et figura au Salon des Beaux-Arts de 1903. Une époque est illustrée par ses chefs-d’œuvre, mais elle est également illuminée par les œuvres qui représentent le niveau le plus bas du goût. Haussner a eu le mérite de réunir dans un même bouquet les mauvaises herbes et les champignons vénéneux de la belle époque.
On ne pourra plus aller vérifier sur place. Le restaurant de William Henry et Frances Wilke Haussner, fondé en 1926, a servi son dernier repas le 6 octobre 1999. Le bâtiment fut converti en école de cuisine, sous la houlette du Collège international de Baltimore. Quant à la collection de tableaux, elle fut vendue aux enchères à New York par Sotheby’s.
Les photos couleur sont de Bill McAllen
Le décor de Haussner’s a été reconstitué, assez pauvrement, dans un épisode de Mad Men, avec beaucoup, beaucoup moins de tableaux.
Mad Men, 3e saison, 1er épisode, « Out of Town »
Gaffe et dico
Chez Franquin, il y a toujours un détail qu’on ne remarque qu’à la vingtième relecture. Par exemple, ce dictionnaire faisant l’objet d’un gag de Gaston, mais oui ! C’est le Littré de Pauvert.
Franquin, le Gang des gaffeurs, Dupuis, 1974.