Les incertitudes du langage
Tel fut pour moi le premier maléfice du langage : en lui je ne pouvais être effectivement qu’immigré, déplacé, sans que cet exil forcé me donnât pour autant la nostalgie d’une terre perdue. Le maniement du langage me ferait perdre jusqu’au pouvoir de me représenter ce que j’avais perdu !
[…]
La puissance d’un art tient à ce qu’il s’affronte à ce qui le nie : la musique au visible, la littérature au silence. Pourquoi suis-je devenu psychanalyse, sinon pour mesurer sans cesse le langage à ce qui n’est pas lui ?
J.-B. Pontalis, l’Amour des commencements. Gallimard, 1986.
Nécrologie du Monde.
Voeux
Le mois de janvier est celui au cours duquel on formule des vœux pour ses bons amis, et les autres mois sont ceux au cours desquels aucun de ces vœux ne se réalise.
Georg Christoph Lichtenberg
Queneau et Gertrude Stein
Dans les années 1950, Queneau diligenta une enquête auprès de deux cents écrivains en leur demandant d’établir une liste de cent ouvrages pouvant former la bibliothèque idéale. Sur les deux cents destinataires, une quarantaine répondit de façon positive, en trichant parfois (certaines listes comptent deux cents titres) ou en assortissant leur réponse d’un commentaire sur les limites bien connues de cet exercice (ainsi Caillois et d’autres) ; ou encore en s’en tirant par une pirouette (réponse de Salacrou : « Le Littré et le Guide Michelin. »). Une quarantaine d’autres répondit de façon négative, et leur refus n’est pas moins instructif. Les uns en développent longuement les raisons (Audiberti, Bachelard), les autres le motivent de manière lapidaire. Ainsi Paulhan, assez drôle :
Mais je ne sais pas. Comment voulez-vous que j’y arrive ? Puis je ne crois pas trop qu’il y ait des ouvrages essentiels. Je pense qu’il y a des pensées essentielles auxquelles on finit en général par arriver, à propos de n’importe quels ouvrages — ou sans ouvrages du tout.
Il m’y faudrait bien deux ou trois ans de travail.
Je furète de temps à autre dans ces listes. Le consensus attendu qui se dégage sur certains noms (Homère, Rabelais, Shakespeare, Proust, etc.) est moins intéressant que les affinités électives qui s’y révèlent. Ainsi, si l’on n’est pas surpris de voir Leiris mentionner tous les livres de Roussel, il est plus inattendu de voir Queneau citer six Stendhal et quatre Gertrude Stein. Cette connexion Queneau-Stein m’a longtemps intrigué. Et puis, tombant l’autre jour sur cette lecture, par Gertrude Stein, de son texte If I Told Him : A Completed Portrait of Picasso, fondé sur un jeu hypnotisant de reprises et de permutations, j’ai compris ce qui pouvait séduire là le poète de Si tu t’imagines.
Faut pas employer des mots comme ça
S’il y a une chose qui exaspère Léautaud, c’est bien le verbiage, l’emphase, les à-peu-près, les grands mots creux. C’est toujours réjouissant de l’entendre s’énerver à ce sujet au micro de Robert Mallet et l’on se dit que s’il était invité aujourd’hui à la radio, il passerait son temps à enguirlander ses interlocuteurs : Léautaud face à l’arrogance branchée de Pascale Clark ou au bredouillis de Marc Voinchet, on aurait rêvé d’entendre ça.
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Les entretiens de Léautaud et Robert Mallet sont édités en dix CD chez Frémeaux & Associés. Ils sont disponibles à la Médiathèque. Transcription publiée chez Gallimard et rééditée au Mercure de France.
Merci à OS.
Nombril farci
En dehors de la péninsule italienne, vous voyez plus souvent écrit «ravioli » que « tortelli », pourtant les deux termes semblent avoir été employés indifféremment depuis des siècles. D’un point de vue technique, le ravioli est la farce (on peut encore trouver des ravioli nudi, des raviolis nus, qui ont l’aspect de petites boulettes et donnent l’impression que le chef avait épuisé ses réserves de farine) et les tortelli sont l’enveloppe. Tortelli est le diminutif de torte — tourte ou tarte — et la tourte est le plus vieil aliment d’Italie. Au Moyen Âge, ce n’est encore guère qu’un pain rond au cœur duquel est enfouie une petite gâterie. Des recettes sont publiées dans le Liber de coquina, le premier livre de cuisine connu en Italie, écrit vers la fin du XIIIe siècle. (Les autres pâtes de Miriam, les tortellini — diminutif de tortelli —, sont de beaucoup plus petite taille et datent d’une période moins lointaine, sans doute du début de la Renaissance, en qualité de spécialité de Bologne. D’après la légende, ils auraient été inventés par un boulanger imaginatif, en hommage au nombril de la femme mariée avec qui il avait une liaison — œuvre si fidèle à l’original que la ressemblance sauta aux yeux du cocu.)
Bill Buford, Chaud brûlant (Heat).
Traduction d’Isabelle Chapman.
Christian Bourgois, 2007.
Oulip007
Bel exercice d’écriture à contrainte. On imagine l’espion aux abois dans sa chambre d’hôtel, en train de compter ses mots et de multiplier désespérément les chevilles pour parvenir à caser un parce que ou un finalement en cinquième ou en dixième position.
Au début de l’année 1937, j’ai considéré que Sonny avait acquis suffisamment de savoir-faire pour partir en Espagne. Lors de notre dernier rendez-vous, sur le banc de Regent’s Park où nous nous étions rencontrés la première fois, je lui ai donné une feuille de papier de riz très fin. À gauche, sur une colonne, j’avais noté la liste des choses qui nous intéressaient : chars, camions, chantiers de réparation, aéroports, bombardiers, chasseurs, artillerie, mortiers, mitrailleuses, bataillons, régiments, division, conseillers allemands ou italiens, pilotes allemands ou italiens. À droite, j’avais inscrit une liste de mots anodins : parce que, finalement, temps, incroyable, savoureux, crépuscule, déjeuner, ce genre de choses. Je lui ai donné l’ordre d’envoyer chaque semaine une lettre d’amour à Mlle Dupont, au 79, rue de Grenelle à Paris. Il placerait un mot codé tous les cinq mots de la lettre. S’il voulait faire savoir qu’il avait vu dix-huit chars dans un chantier de réparation, le cinquième mot de la missive serait 18, le dixième serait parce que, le quinzième, temps.
Robert Littell, Philby. Portrait de l’espion en jeune homme.
Traduction de Cécile Arnaud. Baker Street, 2011.
Les filiations secrètes (suite)
Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop) de Monte Hellman (1971)
On écoutera avec beaucoup d’intérêt Bernard Benoliel et Jean-Baptiste Thoret présenter leur livre Road Movie, USA (Hoëbeke) au micro de l’émission Projection privée de Michel Ciment (France-Culture). Non seulement les deux compères inscrivent avec brio ce genre paradoxal dans la géographie, l’histoire et la culture américaines, mais ils circulent avec aisance dans l’ensemble du cinéma américain en multipliant les croisements féconds, les rapprochements inattendus et stimulants. On y gagne des aperçus neufs sur Ford et Chaplin, la manière dont le cinéma des années 1970 réinvestit des thématiques élaborées dès les années 1930, la généalogie du road movie, dont le tandem aperçoit les prolégomènes jusque dans le Magicien d’Oz et — grand moment de l’entretien — les cartoons de Chuck Jones mettant en scène Bip Bip et Coyote, vus comme la quintessence existentielle et théorique du genre, au carrefour du western et de Samuel Beckett (!). On peut écouter l’émission ici ou la télécharger ici durant un temps limité.
Rappelons si nécessaire qu’on ne perdra pas son temps en lisant les ouvrages de Jean-Baptiste Thoret sur l’« effet Zapruder » et le cinéma américain des années 1970, et les essais toujours vifs et stimulants de Bernard Benoliel sur l’Homme de la plaine d’Anthony Mann, Clint Eastwood et Bruce Lee.
Road Runner et Wile E. Coyotte, ou la rencontre du western et de Beckett