Couleur lilas

Blake Edwards : Tout a commencé la nuit où je suis allé à cette party…
Julie Andrews : Bien avant que tu me connaisses.
Edwards : Juste. Je n’avais pas encore fait la connaissance de Julie. À cette soirée, il y eut une discussion sur ces individus qui se trouvent catapultés vedettes du jour au lendemain, et les raisons expliquant ce phénomène. Lorsque le nom de Julie fut mentionné, je prononçai une phrase dont l’impact sur l’assistance fut tel que, le jour suivant, je reçus un coup de fil de Joan Crawford (qui n’était pas présente à cette soirée, et que je n’avais jamais rencontrée) me disant que c’était la réplique la plus drôle qu’elle ait jamais entendue. Les gens étaient en train de se perdre en conjectures sur ce qui avait fait le succès de Julie et, juste au bon moment, j’ai lancé: « Je vais vous dire très précisément de quoi il retourne : elle a du lilas à la place des poils pubiens. » Lorsque le calme fut revenu, Stan Kanen, de l’agence William Morris, me dit : « Avec ta veine, tu vas finir par l’épouser. » Et avec ma veine, c’est ce que j’ai fait ! […] Et maintenant elle m’offre du lilas à chaque anniversaire de mariage.
Andrews : Dans tous les sens du terme, n’est-ce pas Blake ?
Edwards : Oui, chérie.
Playboy, décembre 1982.
L’anecdote est relativement connue, mais j’adore la manière éminemment edwardsienne avec laquelle elle est amenée, exactement comme un gag de ses films: le sens de la mise en place (dans une party, bien sûr), l’effet avant la cause, la précision du timing (juste au bon moment), l’alliage détonnant de scabreux et de sophistication, l’explosion finale d’euphorie. (Sans oublier la complicité érotique suggérée.) C’est, virtuellement, une leçon de mise en scène. Le Lorsque le calme fut revenu m’enchante à chaque lecture.

Roussel tel qu’en lui-même
Un magnifique tableau-hommage à Raymond Roussel, qui ne laisse pas de me fasciner.

La femme invisible. À la mémoire de Raymond Roussel
Huile sur toile 195 x 130 cm
Tableau peint par la machine de Louise Montalescot
Non seulement la toile est truffée d’allusions, mais sa facture minutieuse fait en soi écho à l’écriture de Roussel.

Beaucoup d’autres détails à découvrir ici :
http://in-memoriam-raymond-roussel.over-blog.com
Et pour les non-rousselophiles, le fameux portrait de l’auteur d’Impressions d’Afrique dont s’est inspiré l’artiste.

Jarry en réduction
Et revoici le demi-étage de Jarry dont on avait parlé ici. L’immeuble en question, nous avait alors appris Roland de Chaudenay, se trouve rue Cassette et abrite la librairie Bruno Sépulchre.
– Monsieur Alfred Jarry ?
– Au troisième et demi.
Cette réponse de la concierge m’étonna. Je montai chez Alfred Jarry qui effectivement habitait au troisième et demi. Les étages de la maison ayant paru trop élevés de plafond au propriétaire, il les avait dédoublés. Cette maison, qui existe toujours, a de cette façon une quinzaine d’étages, mais comme, en définitive, elle n’est pas plus élevée que les autres, elle n’est qu’une réduction de gratte-ciel.
Au demeurant, les réductions abondaient dans la demeure d’Alfred Jarry. Ce troisième et demi n’était qu’une réduction d’étage, où, debout, le locataire se tenait à l’aise, tandis que, plus grand que lui, j’étais obligé de me courber. Le lit n’était qu’une réduction de lit, c’est-à-dire un grabat : les lits bas étant à la mode, me dit Jarry. La table à écrire n’était qu’une réduction de table, car Jarry écrivait couché à plat ventre sur le plancher. Le mobilier n’était qu’une réduction de mobilier qui ne se composait que du lit. Au mur était suspendue une réduction de tableau. C’était un portrait de Jarry dont il avait brûlé la plus grande partie, ne laissant que la tête qui le montrait semblable au Balzac d’une certaine lithographie que je connais. La bibliothèque n’était qu’une réduction de bibliothèque, et c’est beaucoup dire. Elle se composait d’une édition populaire de Rabelais et de deux ou trois volumes de Bibliothèque rose. Sur la cheminée se dressait un grand phalle de pierre, travail japonais, don de Félicien Rops à Jarry, qui tenait le chibre plus grand que nature toujours recouvert d’une calotte de velours violet, depuis le jour où le monolithe exotique avait effrayée une dame de lettres tout essoufflée d’avoir monté au troisième et demi et dépaysée par cette grande chamblerie démeublée.
– C’est un moulage ? avait demandé la dame.
– Non, répondit Jarry, c’est une réduction.
Guillaume Apollinaire, le Flâneur des deux rives.
Traduttore, traditore
Deux bibliophiles s’étaient attardés dans sa boutique, tandis qu’il traduisait un ouvrage anglais, et ils le dérangeaient fort par leur bavardage. Ils en vinrent à parler de la guerre de 70 et de la trahison de Bazaine.
– Messieurs, leur dit Liseux, on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu, ni d’un traître dans celle d’un traducteur.
Guillaume Apollinaire, le Flâneur des deux rives.
Éditeur fameux qui remit en circulation une centaine de textes rares – classiques latins, textes italiens de la Renaissance, curiosa – réédités en d’élégants petits volumes, Isidore Liseux (1835-1894) tint un temps librairie dans le passage Choiseul. Il mourut dans la misère dans une mansarde de la rue Bonaparte, avec neuf sous en poche.

Même morts, ils continuaient
Pouvoir d’ébranlement de certains textes, de certaines phrases. On en reste saisi, le cœur en arrêt, comme au bord d’un abîme. Dans Colibris & princesses de Pierre Peuchmaurd (L’Escampette, 2004), ces deux vers de Gellu Naum :
on tapait dans une casserole en cuivre les autres nous frappaient la tête contre le loquet
(ils étaient morts depuis longtemps mais arrivaient encore à nous faire ça)
C’est à se demander quel air respiraient les surréalistes roumains. Ils font peur, ils font rire à la fois ; ils vous font vaciller jusqu’au fond de l’être. Il faut lire, ou mieux encore écouter Ghérasim Luca épuiser, essorer jusqu’au vertige les possibilités sonores de la langue (Deleuze : « Il a inventé ce bégaiement qui n’est pas celui d’une parole, mais celui du langage lui-même »). C’est proprement hallucinant, cela s’appelle Passionnément.
La machine à écrire
À la page 70 de l’Annulaire, la narratrice – secrétaire-réceptionniste d’un étrange musée-laboratoire – renverse par mégarde la casse de sa machine à écrire. Des centaines de caractères se répandent sur le sol, s’éparpillent sous les chaises et dans les moindres recoins – petits insectes gris qui, tapis dans l’ombre, semblent attendre leur heure.
Et tandis qu’elle entreprend, à quatre pattes, de les ramasser un à un sous l’oeil impassible de son patron, « soudain dans mon esprit s’infiltre une question » comme chantait Jean Yanne : au fait, à quoi ressemblaient donc les machines à écrire japonaises ? Étant donné les idéogrammes, étant donné la lecture à la verticale et de droite à gauche.
Contacté par courriel, SK – tout occupé à épousseter son japonais dans la perspective d’un prochain voyage – me dit n’en avoir jamais vu. Mais il m’apprend au passage que le japonais écrit est constitué de trois types de caractères : hiragana (46 caractères pour écrire les mots japonais), katakana (46 caractères pour écrire entre autres les mots et noms issus de langues étrangères), et kanji (plusieurs milliers d’idéogrammes nés de la combinaison de clés, ou radicaux). Auxquels on peut ajouter les romaji (roma + ji = lettres romaines), notre écriture. On mesure, rayon machines à écrire, l’étendue du problème.
Une recherche ultérieure a permis d’exhumer des profondeurs du web les photos suivantes. C’est impressionnant.



Premier modèle de machine à écrire japonaise, conçu par Kyota Sugimoto en 1929.
Addendum (15/03) : d’autres images dans un billet sur Yoko Ogawa, ici.
No comment
When asked on a radio show to comment on one of his records, Lester Young replied: « Sorry, Pres, I never discuss my sex life in public. » Bless his sweet soul !
Lee Konitz, texte de pochette du disque Motion (Verve).
