Mystification
L’un des plaisirs de l’amateur de livres d’occasion est celui qui consiste à trouver, entre deux pages de ses emplettes, quelque ephemera oublié : ticket de métro ayant servi de signet, billet de concert, liste d’épicerie, carte postale, feuillet publicitaire à la typographie désuète, pense-bête arraché à un carnet à spirale, voire même, plus rarement, un petit mot d’amour. Trouvaille minuscule, dépourvue de valeur marchande, chargée cependant d’une émotion légère. Notre exemplaire a eu une vie avant d’atterrir dans la nôtre. Une autre lectrice, un autre lecteur – peut-être morts à présent – l’ont tenu autrefois en main et y ont déposé cette trace modeste de leur existence. On leur imagine un visage, un caractère, un destin.
C’est en pensant à ce plaisir que naquit un jour dans mon chef un projet. Celui de collecter de tels bouts de papier sans valeur au fur et à mesure que je les rencontrais dans mes déambulations : feuillet annonçant une brocante ramassé sur le trottoir, tickets de caisse abandonnés sur le parking d’un supermarché, mes propres billets de cinéma… Puis d’en truffer au hasard quelques volumes lors de mes visites dans les librairies d’occasion. Ce faisant, je n’ignorais pas me livrer à une mystification – certes inoffensive ; mais mystification tout de même, propre à fausser les recherches de tel anthropologue du futur qui entreprendrait, sur base d’un corpus de quelques milliers de livres d’occasion, de dresser l’inventaire de ces documents éphémères, d’en établir la fréquence statistique et d’en tirer des conclusions définitives sur les usages de la lecture au début du XXIe siècle. Cependant, la pointe de culpabilité (enfin, n’exagérons rien) s’effaçait vite devant la pensée de la petite joie que j’allais procurer à d’autres amateurs de livres d’occasion, mes semblables, mes frères, lorsqu’ils découvriraient, entre les pages d’un livre fraîchement acquis, la surprise que j’y avais semée.
Ce texte est une pure fiction. Mais ça donne des idées.
Embonpoint
Saint-Valéry-sur-Somme
L’embonpoint de la langue française a commencé le jour où un clampin a employé le mot privatif au lieu de privé. À dater de ce jour, les thèmes sont devenus des thématiques, les problèmes des problématiques, les questions des questionnements, on s’est mis à solutionner des problèmes au lieu de les résoudre, et ainsi de suite.
En province
Le mot « province » est devenu tabou. Si bien qu’on entend proférer des absurdités sur France Musique : telle artiste lyrique se produira « sur les scènes françaises et parisiennes ». Parisiens, vous ne vivez plus en France.
Au Masque et la Plume, Éric Neuhoff et Sophie Avon se font tancer par Jérôme Garcin chaque fois qu’ils osent employer le mot « province » : « On ne dit plus “province”, on dit “région”, voyons. »
Cela me fait toujours penser à cette chronique de Vialatte qui disait en substance : une femme de ménage est une personne utile, pourquoi la ridiculiser en la rebaptisant technicienne de surface ?
La région est une entité administrative grise et froide.
La province est une terre romanesque pleine de secrets chabroliens.
Continuons à parler de province.
Expérience métaphysique
Manger à 22 heures dans un fast food de la lugubre gare de Bruxelles-Nord parce qu’on a raté son train, qu’on a la dalle et que c’est la seule cantine ouverte, en lisant un roman de Camilleri où Montalbano se goinfre de poisson frais du jour dans sa trattoria préférée.
Voilà
Hier matin, conférence de presse. Comme on s’ennuie poliment, on se met à tenir des statistiques. C’est amusant et ça fait passer le temps. Les conférences de presse sont un observatoire privilégié des tics de langage et de leur mode fluctuante. Au terme de nos observations, nous pouvons confirmer l’essor spectaculaire de voilà, employé à tout bout de champ pour introduire, ponctuer ou conclure tout type d’énoncé ou remédier aux pannes d’inspiration. En deux heures de laïus, ce nouveau champion tout usage fut prononcé pas moins de trente-neuf fois par les divers intervenants. Le mot caracole loin devant effectivement (vingt-cinq occurrences) et bien sûr (quatorze occurrences). Suivant ce trio de tête, notre vieil ami quelque part se maintient en position honorable (prononcé neuf fois), devant le peloton serré d’en tout cas (sept mentions), justement et bien entendu (six occurrences), évidemment (cinq mentions) et en fait (prononcé quatre fois). On notera l’effondrement de je veux dire, naguère grand favori (une seule occurrence). Le citoyen a toujours la cote (espace citoyen, changement citoyen, etc.). Enfin, il est devenu ringard de réfléchir à quelque chose. On réfléchit sur, c’est beaucoup plus chic.
Les progrès du progrès
Dans l’autobus 4, ma voisine papote au téléphone. Une sonnerie assourdie résonne au fond de son sac. « Attends, je te rappelle », fait-elle à son interlocutrice, tout en sortant dudit sac un deuxième téléphone portable. « T’es où ? », et d’entamer une nouvelle conversation, en même temps qu’elle compose un sms sur le premier appareil.