Paris, rue Gay-Lussac
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À la belle exposition Palma le Vieux de Bergame, arrêt prolongé devant Incontro di Giacobbe e Rachelo (vers 1524), un de ces tableaux dont il me plaît de penser, avec un anachronisme délibéré, qu’ils annoncent le cinéma. Non seulement la toile est parfaitement construite pour être lue de gauche à droite : depuis le berger assis à gauche — témoin de la scène, il est notre alter ego dans le tableau — jusqu’aux confins de droite, en passant par le second berger dont la pose prolonge celle du premier tout en rimant avec celle du couple central ; mais l’on y sent encore le désir ardent du peintre de communiquer l’impression de mouvement : le berger se penchant pour verser le contenu du seau dans la mangeoire ; la triple action de Jacob et Rachel : encore en marche l’un vers l’autre (ils ont chacun un pied en avant), ils se sont à peine rencontrés au milieu du tableau qu’ils se serrent la main en tendant le visage pour s’embrasser ; le chien reniflant le chapeau ; l’agitation du troupeau et les deux moutons querelleurs à droite ; les figurants en marche qui animent discrètement l’arrière-plan.
Ce souci de saisir et suggérer le mouvement, on le trouve à l’œuvre à la même époque dans plusieurs toiles de Titien. Il reparaît un siècle plus tard dans un tableau de Poussin qui n’a jamais cessé de me fasciner, Éliezer et Rebecca (1648). En témoigne l’ordonnance admirablement rythmée des porteuses d’eau autour du puits, dont il n’échappera à personne qu’elles ont toutes le même visage, avec des expressions légèrement différentes — comme s’il s’agissait du même personnage démultiplié, saisi à différents moments d’une même action, en autant d’arrêts sur image surimposés.
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Palma il Vecchio, Lo sguardo della bellezza, jusqu’au 21 juin à la Galleria d’arte moderna e contemporanea de Bergame.
J’ai un faible pour les musées-maisons, maisons d’artistes ou de collectionneurs. Il y en a quelques-uns à Milan : le museo Poldi Pezzolli et le museo Bagatti Valsecchi, deux demeures de riches collectionneurs du XIXe siècle, à l’opulence un peu écrasante. Le plus secret d’entre eux, à l’écart du centre, est l’appartement d’Antonio Boschi et Marieda Di Stefano. Je dois sa découverte inopinée à une aimable petite dame du Fondo Ambiante Italiano, rencontrée à Santa Maria presso San Satiro devant le trompe-l’œil de Bramante.
Il se trouve au deuxième étage d’un immeuble de la via Giorgio Jan dessiné par Piero Portaluppi — architecte auquel on doit le museo del Novocento et l’incroyable villa Necchi Campiglio, triomphe de la ligne claire des années 1930, qui mérite elle aussi la visite.
Antonio Boschi (1896-1988) et Marieda Di Stefano (1901-1968) se sont rencontrés en vacances en 1926 et mariés l’année suivante. Elle était céramiste et fille de collectionneur ; et lui, ingénieur. Boschi, si j’ai bien compris, fit fortune grâce au brevet d’une petite roue dentée appelée à jouer un rôle essentiel aux usines Pirelli — grâce à quoi les époux purent assouvir leur passion de collectionneurs. En quarante ans d’existence commune, ils acquirent pas moins de deux mille œuvres, tableaux, sculptures et dessins. Trois cents d’entre elles sont exposées dans leur appartement ; les autres ont rejoint les collections du museo del Novocento.
L’accrochage de la casa Boschi Di Stefano est chronologique. Il compose, pièce après pièce, un panorama de la peinture italienne des années 1910 aux années 1960. Savinio, Carrá, De Chirico, Morandi, De Pisis, Sironi, Fontana côtoient des artistes aux noms oubliés ou connus des seuls spécialistes de la période. Tout n’est pas d’égale valeur, mais l’on fait quelques découvertes 1 et c’est évidemment l’ensemble qui fait sens, et se charge d’une électricité supplémentaire d’être exposé dans le cadre de vie de ses propriétaires. On sent ici le contact vécu au quotidien avec des œuvres choisies et aimées, qui rend la visite d’autant plus émouvante.
1 Si j’avais pu emporter une toile sous le bras, ce n’est pas sur le grand Chirico (d’époque tardive et plutôt laid, il faut bien l’avouer) ni même sur un Morandi que j’aurais jeté mon dévolu, mais sur un adorable petit tableau de Renato Paresce, peintre inconnu de moi, Statua e scala (1929).
Casa Boschi Di Stefano, 15 via Giorgio Jan, Milan. Ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18 heures. Entrée libre.
L’exploration, en quelques jours, d’une ville inconnue est forcément lacunaire et livrée au hasard. Parfois, une sorte de thème secret s’impose à notre insu au fil des déambulations. C’est après coup que je m’en suis rendu compte : à Milan, j’ai passé mon temps à photographier des balcons, des frontons et autres décors de façade. Ces ornements sont des indices parmi d’autres d’une grande variété architecturale qu’on ne remarque pas de prime abord, tant ses sédiments ont fini par se fondre en un tout mystérieusement harmonieux dans sa disparate, rythmé par des avenues larges aux perspectives dégagées : gothique, Renaissance, influence autrichienne, néoclassicisme, Liberty (version locale de l’Art nouveau), Art déco, rationalisme moderniste des années 1930 qui finit par dégénérer en monumentalisme mussolinien, très écrasant merci beaucoup. Même les tours de verre et les immeubles ultramodernes ont une élégance de ligne que peut leur envier la pesante « tour des Finances » de Liège, au postmodernisme déjà démodé avant même achèvement des travaux.
Ce n’est pas à Milan qu’on fera, comme à Venise, la chasse aux citofoni. Tout de même, on ne pouvait manquer d’aller saluer le célèbre parlophone en forme d’oreille géante du 10 via Serbelloni (immeuble Liberty construit en 1925-1927 ; architecte : Aldo Andreani).
Naturellement, on a tout de suite songé à Franquin.
Palazzo Bovara, 51 corso Venezia, Milan
Renchérissons sur l’Éditeur singulier : l’exposition Piero Fornasetti est un enchantement. Les mille pièces présentées témoignent de la prolixité dont fit preuve ce peintre-imprimeur-designer-décorateur milanais, à la fois éclectique et monomane dans la déclinaison obstinée de certains motifs de prédilection dont il habillait les objets du quotidien avec une fantaisie inépuisable : foulards et vêtements, rideaux, papier peint et carreaux de faïence, chaises, lampes, buffets et paravents, vaisselle et plateaux, corbeilles et porte-parapluies, et même des bicyclettes… Thèmes et variations, ce fut la grande affaire de ce créateur multiforme doublé d’un archiviste et collectionneur obsessionnel, qui puisait l’inspiration dans le monde naturel (soleil et lune, fruits, fleurs, poissons, chats, papillons, minéraux et coquillages), le monde de l’imprimé (livres et journaux, jeux de cartes, étiquettes de vin), l’architecture antique, les personnages de la commedia dell’arte, les figures mythologiques ; sans oublier le visage de la courtisane Lina Cavalieri réinventé plus de cinq cents fois sur des assiettes, des théières et des vases. Les traits d’humour abondent, alliés au goût du trompe-l’œil : cravates à motifs de nœuds papillons, porte-journaux déguisés en cartables, store vénitien dont les pales fermées font apparaître une façade aux cent fenêtres. Le décor proliférant de ses intérieurs est un antidote euphorisant au minimalisme chic qui est devenu le grand poncif du design contemporain.
Fornasetti et son store doublement vénitien :
la façade reproduite provient de la place Saint-Marc.
Piero Fornasetti, la folie pratique. Au musée des Arts décoratifs de Paris, jusqu’au 14 juin.