Un dernier pour la route
La nuit est fort avancée, et nos héros — qui sont du genre à balancer gravement entre chablis et beaujolais au petit déjeuner — sont aussi entamés que dans un polar de Jonathan Latimer. Et voici le coup de grâce.
Une petite porte, un escalier étroit, tout décoré de gravures licencieuses (ce sont des reproductions), nous descendons. À la fin, en bas, au fond, c’est très logiquement une cave. Elle est spacieuse, enfumée, voûtée, et c’est une boîte de nuit classique : lumière sourde, tables pour tête-à-tête et sono impérialiste (Fuck the Queen, by the Sex Pistols). Sur une petite scène, une vraie blonde achève son strip-tease et, pas bien loin d’elle, Lenny Benway, assis, contemple son verre vide avec une mine profondément désabusée. Mes copines s’éclipsent. Benway m’invite à m’asseoir.
Il lui faut bien deux ou trois minutes pour s’ébrouer. Le temps nécessaire à la petite grosse, sur scène, pour achever son numéro. Benway, « Benway-le-Laid » comme dit Marc, est dans la réalité juste un peu plus délabré que sur les photos de presse.
— Merci d’être venu, lâche-t-il d’une voix éteinte.
Avais-je vraiment le choix ? Il hausse les épaules et fait signe au barman.
— Je reprends un bull-shot. Vous connaissez ? Deux tiers de consommé de bœuf, un tiers de vodka, une giclée de Worcester, un soupçon de tabasco, sel et poivre. Qu’en pensez-vous ?
Jean-François Vilar, Passage des Singes.
Presses de la Renaissance, 1984.
Cocktail Lautrec
La fête organisée pour l’inauguration d’une décoration de Vuillard chez Alexandre Natanson, dans sa fastueuse demeure du 60 avenue du Bois-de-Boulogne, est restée fameuse. Toulouse-Lautrec s’est chargé des cocktails. Le dessus de la tête rasé, il porte un gilet taillé dans le drapeau américain car l’invitation (lithographiée par lui et qu’on peut voir au Musée d’Albi) annonce « American and other drinks ». Maxime Dethomas le seconde au bar, un bar qui occupe tout l’appartement vidé de ses meubles. Sur les glaces sont inscrits au blanc d’Espagne les noms des consommations étranges offertes aux visiteurs. Les tableaux de la riche collection Natanson sont recouverts d’affiches vantant les grandes marques de spiritueux. Toute la nuit, Lautrec fabrique ses mélanges explosifs. Le premier, Édouard Vuillard, héros de la fête, tombe dans le coma éthylique. Pierre Bonnard choisit les breuvages d’après leur couleur et épuise tous les tons de sa palette : il finit ivre mort dans les lavabos. Félix Fénéon poursuit Mallarmé de salon en salon pour le convaincre d’ingurgiter une boisson maudite qu’il juge inoffensive. Lugné-Poe s’écroule en criant : « Allons travailler ! » Hors l’incorruptible Mallarmé et Tristan Bernard trop absorbé par l’entretien de sa barbe, l’hécatombe est totale. Lautrec aura réussi le plus nombreux massacre d’hommes distingués qu’on puisse inscrire dans l’histoire du maniement de l’alcool à des fins joyeusement meurtrières.
Noël Arnaud, Alfred Jarry. D’Ubu roi
au docteur Fautroll. La Table ronde, 1974.
La fée verte
— Ah ! cette vache de téléphoniste ! ronchonna-t-il.
— T’énerve pas, dit Williams, elles écoutent toujours quand elles croient qu’on n’en a pas envie. Qu’est-ce qui ne va pas avec Simmons?
Crane le lui expliqua et avala une bonne gorgée de bourbon parfumé à l’absinthe.
— Tu f’rais mieux d’faire gaffe, lui conseilla Williams, ça va te foutre par terre, un mélange pareil !
— C’est bien ce que je cherche.
— Que vas-tu faire avec Simmons ?
Après avoir versé de l’absinthe dans le verre qu’il venait de vider, Crane y ajouta une quantité égale de whisky. Il en résulta un mélange vert poison dont il expérimenta une gorgée, puis il ajouta un morceau de glace.
— Quel est le meilleur à ton avis ? demanda-t-il ; le bourbon additionné d’absinthe, ou l’absinthe additionnée de bourbon ?
— Écoute, est-ce que tu comptes lâcher l’affaire ?
Crane avala une nouvelle rasade, en laissant le morceau de glace lui chatouiller le nez.
— Le vert est plus artistique, mais le brun fait plus masculin. (Il vit qu’il avait du mal à fixer les yeux sur Williams.) Lâcher ? Lâcher ? (Il se leva, une main entre les boutons de sa chemise, dans une attitude napoléonienne.) Le soleil ne se couche jamais sur William Crane.
Jonathan Latimer, Comme la romaine ! (Série noire n° 89).