Ulysse

Si quelqu’un qui, par extraordinaire, n’en aurait jamais entendu parler me demandait « Qu’était-ce donc qu’Agnès Varda ? », je l’inviterais à regarder Ulysse (1982). En vingt-deux minutes, ce court métrage offre un condensé idéal de sa poétique. Film-enquête autour et à partir d’une photographie prise vingt-huit ans plus tôt sur la plage de Saint-Aubin-sur-Mer, c’est une méditation sur la relativité du souvenir, la charge de mémoire et d’oubli, d’imaginaire aussi, enclose dans une image. La cinéaste-photographe y déploie son génie de l’association libre, en un vagabondage unissant la mémoire personnelle et la mémoire collective.


Samedi 30 mars 2019 | Dans les mirettes | 3 commentaires


Au grand poncif moderne

The ABC Murders (BBC 1). Tentative caricaturale de moderniser Agatha Christie en tirant son univers vers le crépusculaire glauque. Filtres pisseux et verdâtres, lenteur poseuse, peinture sociale forçant la note du sordide, abus d’inserts, souffles et ronflements en fond sonore : tous les poncifs du néonoir télévisuel y sont. Malgré un accent ridicule, John Malkovitch tire son épingle du jeu en campant un Hercule Poirot vieillissant, haï de la nouvelle génération de Scotland Yard. Mais convention pour convention, on préfère de loin l’esthétique Art déco proprette de la série Poirot avec David Suchet.


Vendredi 28 décembre 2018 | Choses anglaises, Dans les mirettes | Aucun commentaire


Les pendulettes du Titien

Ou : un symbole n’est jamais univoque.


Portrait d’Eleonora, duchesse d’Urbino

Je commencerai la discussion sur ses réflexions de peintre sur le temps en faisant d’abord remarquer un fait qui, pour n’être pas évident, n’en est pas moins significatif à mon sens : dans sept, peut-être huit des portraits du Titien […], apparaît un objet extrêmement rare dans les autres portraits de la Renaissance : une pendulette.
Comme la plupart des attributs, celui-ci est porteur de significations multiples. Cette version « miniaturisée » de l’horloge mécanique — innovation datant elle-même du début du XIVe siècle — était d’apparition assez récente (environ 1440) et de prix élevé à l’époque. On peut donc considérer qu’il s’agit d’une sorte de symbole de statut social, comme la clochette à main du Portrait de Léon X et ses neveux de Raphaël ; mais la pendulette a également des implications morales.
Henry Suso avait intitulé l’un de ses traités les plus populaires Horologium Sapientiae (en français Horloge de Sapience). En raison de son mouvement parfaitement régulier (nous parlons encore aujourd’hui de « régularité d’horloge »), l’horloge mécanique, qui mesurait encore plus d’un mètre cinquante de haut, était pour Christine de Pisan (1363-1431) un symbole spécifique de la tempérance; et à partir du milieu du XVe siècle et jusqu’à Peter Bruegel, la pendulette devient, sur les supports les plus variés, et en particulier dans la sculpture funéraire, un attribut de cette vertu dans tous les médias imaginables.


Michel Colombe et Girolamo da Fiesole, tombeau de François II et de Marguerite de Foix

D’un autre côté cependant, la pendulette, cette nouveauté, continue à véhiculer les mêmes implications que l’antique sablier (apparu pour la première fois dans les illustrations du Trionfo del Tempo de Pétrarque), à savoir le Temps et la Mort.
Le Temps, « dévoreur de toutes choses » (tempus edax rerum) et la Mort qui accomplit ce que le Temps prépare inexorablement, partagent leurs attributs les plus spécifiques : la faux et le sablier ; et les pendulettes, fabriquées pour la plupart en Allemagne, portent souvent des inscriptions sinistres comme par exemple una ex illis ultima (l’une de ces heures sera la dernière).
Dans les portraits du Titien, la pendulette semblerait avoir la double signification d’un insigne virtutis et d’un memento mori, remplaçant à cet égard la tête de mort, si populaire dans l’art du portrait au XVIe siècle. Et sa signification la plus mélancolique, tout à fait consciente chez le peintre aussi bien que chez le commanditaire, on la trouve dans l’un de ces tableaux que Charles Quint choisit pour l’accompagner à San Yuste, et qui ne nous est connu que par une bonne copie attribuée à Rubens : la pendulette est ici placée en plein milieu du premier plan, entre l’empereur et sa défunte épouse. On peut en inférer que pour le Titien, le symbole de la pendulette, outre sa signification sociale, est chargée d’une double connotation : la tempérance et la fugacité de l’existence.

Erwin Panofsky, Le Titien. Questions d’iconologie.
(Problems in Titian, Mostly Iconographic, 1969).
Traduction d’Éric Hazan. Hazan, 1989.


Rubens (?), d’après le Titien, Double portrait de Charles Quint et d’Isabelle de Portugal


Portrait de Paul III et de ses petits-fils


Mercredi 19 décembre 2018 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


MASH

Rediffusion de MASH sur Arte. M.-L. me fait remarquer le calme imperturbable des chirurgiens opérant en pleine guerre, par contraste avec l’hystérie des salles d’opération devenue de mise dans les séries télé à partir d’Urgences. Le chaos ambiant, l’afflux des blessés, l’équipement rudimentaire, le manque de personnel, les pannes de courant même n’atteignent pas le flegme de nos toubibs militaires. Les scènes d’opération de MASH, émaillées certes de plaisanteries de carabin, sont ainsi les seuls moments de pause d’un film placé sous le signe du tohu-bohu et de la déconnade anarchique. Le paradoxe n’est qu’apparent. Elliott Gould et Donald Sutherland, qui font preuve en tout temps de dérision je-m’en-foutiste par réflexe compensatoire de survie, redeviennent des professionnels dès qu’ils ont le scalpel à la main. Ce qui au fond paraît plus plausible que la surexcitation forcée devenue le poncif des fictions médicales. L’amusant étant que ce trait de vérité intempestif survienne dans un film qui ne prétend aucunement, c’est peu de le dire, au naturalisme.


Dimanche 7 octobre 2018 | Dans les mirettes | Aucun commentaire


Sirk par lui-même

Passionnants entretiens de Douglas Sirk avec Jon Halliday. Sirk s’y montre, cela n’étonnera personne, un homme de grande classe, posé, très cultivé, d’une lucidité peu commune sur son travail et sa situation de cinéaste en Allemagne puis à Hollywood. Mais ce qui intéresse toujours dans les livres d’entretiens, ce sont les surprises. Ici, par exemple, l’amour de Sirk pour la vie au grand air (il exploitera même successivement deux fermes aux États-Unis durant ses années de vache maigre cinématographique), sa préférence pour les tournages en extérieurs, lui qui fut par excellence (mais par la force des choses, comprend-on) un cinéaste de studio et d’intérieurs.

Il y a aussi la révélation, pour moi toujours émouvante, de connexions inattendues entre des personnes qu’on admire mais qui campent sur des planètes si éloignées qu’on ne soupçonnait pas qu’elles puissent se rencontrer. Ainsi découvre-t-on l’admiration de Sirk pour Blake Edwards et Budd Boetticher. Ainsi apprend-on qu’il fut, au début des années 1920, l’élève de Panofsky à l’université de Hambourg.

J’ai subi aussi l’influence d’Erwin Panofsky, qui allait devenir ce grand historien d’art, et qui était à l’époque un de mes professeurs. J’ai été l’un des élus acceptés à son séminaire ; j’ai écrit, sous sa direction, un grand essai sur les rapports entre la peinture allemande médiévale et les représentations de miracles. Je dois beaucoup à Panofsky.

Panofsky fut à ma connaissance le premier historien d’art à s’intéresser avec sérieux et compétence au cinéma (cf. ici). Nul doute qu’il aurait approuvé, chez Sirk, la quête de valeurs cinématographiques distinctes des valeurs littéraires ou théâtrales, sa conception de la mise en scène comme torsion du scénario, sa recherche constante d’un fil conducteur plastique dans la lumière, les mouvements d’appareil, le jeu des acteurs et sa liaison au décor ; ou encore une déclaration comme celle-ci : « Les angles de prise de vue […] sont les pensées du metteur en scène. Les éclairages sont sa philosophie. »

Jon HALLIDAY, Conversations avec Douglas Sirk (Sirk on Sirk, 1971). Traduction de Serge Grünberg. Cahiers du cinéma, 1997.




Typo des villes et des champs (51) : Wim Wenders

















Wim Wenders, Au fil du temps (Im Lauf der Zeit, 1975),
tourné le long de la frontière est-allemande.


Dimanche 8 avril 2018 | Dans les mirettes, Typomanie | Aucun commentaire


Mindhunter

Avec Mindhunter, David Fincher parvient à renouveler le thème rebattu – au point d’en être devenu rédhibitoire – des tueurs en série, en remontant à ses origines. La série dépeint les travaux de la cellule de recherche du FBI qui, à la fin des années 1970, s’employa à établir une typologie des serial killers (cette appellation même était alors nouvelle), en inventant au passage le « métier » de profileur. Métier promis au succès qu’on sait dans la réalité comme dans la fiction. Si bien que Mindhunter raconte non seulement la mise au point d’un nouveau protocole d’enquête (avec les doutes, les tâtonnements, les dérapages, les interrogations méthodologiques que cela implique, sans compter les querelles avec la hiérarchie et les répercussions sur la vie privée 1), mais aussi la préhistoire d’un nouveau genre cinématographique et télévisuel. L’intelligence narrative et visuelle de Fincher est au rendez-vous : dramatisation de faits réels (Zodiac, The Social Network), mise en scène de la parole (par quoi Fincher s’inscrit à sa manière dans le sillage de Mankiewicz), légèreté de la reconstitution d’une époque récente, travail discret mais soigné sur la couleur.

1 Querelles avec la hiérarchie : le trio de chercheurs-enquêteurs est tout juste toléré par ses supérieurs et ses travaux suscitent l’incompréhension. On lui réserve le même sort qu’à la cellule d’enquête de McNulty dans la première saison de The Wire, en l’exilant à la cave dans des locaux inadéquats.
Répercussions sur la vie privée : on retrouve là un motif du remarquable Zodiac.


Samedi 7 avril 2018 | Dans les mirettes | Aucun commentaire