A kind of green (Robert Parrish)

The Purple Plain [est] son premier film personnel, parfaitement travaillé sur la bande-son, sur la couleur, sur l’interprétation même : une fuite vers le suicide s’y transforme en hymne à la vie par l’emploi «symbolique» touche après touche du cadre exotique (un lézard, un verre de boisson verte et glacée), le prêchi-prêcha étant remplacé par une mise en place parfaitement signifiante dans sa discrétion. La sensibilité, voire la sensitivité de Parrish [est] constamment accrochée aux détails matériels de l’environnement et de l’existence de ses personnages.
Gérard Legrand, Cinémanie, Stock, 1979.
Illustration en quelques photogrammes. Le vert, couleur de cauchemar suicidaire dans la scène d’ouverture du film, devient progressivement couleur du retour à la vie. Au passage, un étonnant fondu au vert lors d’un épisode narcoleptique de Forrester (Gregory Peck). Comme l’écrit Legrand, ces touches sont suffisamment discrètes pour éviter le symbolisme niais.





Robert Parrish est de ces metteurs en scène qui n’auront jamais droit à leur coffret DVD : ce n’était pas un génie mais un très bon cinéaste ; il n’accéda pas au statut d’«auteur» (faute de genre privilégié, de thématique immédiatement repérable ou d’effet de style voyant) ; aucune aura de malédiction ne s’attache à sa carrière. Quoique ayant littéralement grandi à Hollywood, comme le rappelle le titre de ses merveilleux mémoires – enfant acteur au temps du muet, notamment pour Chaplin et Raoul Walsh ; monteur puis réalisateur –, il occupa une place légèrement à la marge. En témoignent sa prédilection pour la chronique (préférée aux scénarios en béton), son penchant pour les personnages déracinés, les aventuriers fatigués en quête de paix intérieure, son ton personnel fait de mélancolie feutrée, son rapport oblique aux genres dans lesquels il s’illustre, qu’il s’agisse du film de guerre (The Purple Plain), du western (The Wonderful Country) ou du roman d’apprentissage à l’européenne (In the French Style). Même dans ses travaux de commande, ses films moins réussis, ou abîmés par les studios, il y aura presque toujours une ambiance, un détail inattendu pour retenir l’attention.

Dumbo

Dumbo est un sujet en or pour Tim Burton. L’éléphanteau aux grandes oreilles est le petit frère d’Edward aux mains d’argent, du géant Karl, de Batman et du Pingouin : une créature meurtrie, exclue et solitaire, en qui se disputent la monstruosité et la souffrance. Autour de lui, comme dans Big Fish dont le Monsieur Loyal était déjà Danny DeVito, se déploie une famille de substitution : le monde du cirque et son carnaval de freaks, version sympathique du gang criminel du cirque du Triangle Rouge de Batman Returns. La destruction par les flammes du parc d’attractions Dreamland fait écho à celle de Gotham City. Et le vrai monstre de l’histoire n’est pas celui qu’on croit, mais un millionnaire sans scrupules à la mise soignée et à la chevelure argentée : c’était Max Schreck (Christopher Walken) dans Batman Returns, c’est V. A. Vandevere (Michael Keaton) dans Dumbo. Quant à l’étonnante Nico Parker, elle rejoint la famille des jeunes héroïnes burtoniennes aux yeux larges.
À tous égards, Dumbo est la version rose, enfantine et finalement heureuse du monde cauchemardesque de Tim Burton. Enfantine mais nullement puérile. Burton s’offre même le plaisir, dans un film produit par Disney, d’une critique implicite de Disneyland (dont le Dreamland de Vandevere est une transposition flagrante). Par la bande, le film réitère l’éloge des artistes marginaux contre l’industrie du spectacle, autre motif burtonien.

Big Fish

Dumbo

Big Fish : la troupe du cirque Calloway

Dumbo : la troupe du cirque des Medici Brothers

Batman Returns : les clowns du gang du Triangle Rouge

Batman Returns : Max Schreck

Dumbo : V. A. Vandevere
Spielberg et la Linotype




The Post confirme, deux ans après Bridge of Spies, que le classicisme old school réussit fort bien à Steven Spielberg. Situé en 1971, le film raconte le scandale né de la divulgation de documents gouvernementaux relatifs à la guerre du Vietnam, et le rôle de la presse dans cette révélation. Ce scandale – qui fit passer le Washington Post du statut de journal local à celui de grand quotidien national – précéda de peu celui du Watergate. Le film de Spielberg s’arrête exactement là où commençait All the President’s Men et peut être vu comme un long prologue après coup au film de Pakula.
Cela étant, l’approche des deux cinéastes n’est pas exactement la même. Tandis que Pakula détaillait le patient travail d’enquête et de recoupement des sources, Spielberg s’intéresse plutôt aux rouages de la prise de décision au sein d’une entreprise de presse. En cela, on pourrait rapprocher The Post des films de Preminger consacrés à de grandes institutions ou encore d’une série comme The West Wing (l’importance des joutes verbales et la présence au générique du scénariste Josh Singer y invitent). Ce qui distingue aussi les deux films, c’est leur position dans le temps par rapport aux événements narrés. All the President’s Men fut tourné quatre ans seulement après le cambriolage du Watergate, tandis que The Post reconstitue un épisode vieux de quarante-cinq ans, qui appartient déjà à l’histoire. Curieusement, cependant, c’est le film de Pakula qui paraît le plus détaché, le plus éloigné du reportage à chaud, par sa mise en scène distancée, son recours aux plans longs, sa durée étale, typiques de la première manière du cinéaste (cf. Klute et The Parallax View) ; tandis que la dramaturgie plus classique du film de Spielberg veut procurer un sentiment d’immédiateté en nous plongeant au cœur de la mêlée.
C’est à un autre niveau que joue, chez Spielberg, le recul historique et qui fait l’intérêt visuel de son film – au-delà de l’apologue attendu sur la liberté de la presse, qui s’inscrit dans une longue tradition américaine (et se veut bien sûr un commentaire implicite sur les États-Unis d’aujourd’hui, à l’heure de l’administration Trump, du règne de Fox News et des fausses nouvelles). Que nous montre The Post ? Un monde d’avant l’informatique et la « dématérialisation des flux de communication », comme on dit ; un monde d’objets lourds et robustes, d’objets résistants, en contraste frappant avec l’esthétique light (et fragile) d’aujourd’hui. La production de l’information y mobilise un personnel considérable, depuis les salles de rédaction bondées jusqu’à l’infanterie des emballeurs et des livreurs de journaux. Les appareils de communication ont à l’écran une densité, une présence impressionnante et pèsent de tout leur poids de réalité : machines à écrire aux touches dures, téléphones à cadran et voyants lumineux, télex et photocopieurs massifs munis de gros boutons poussoirs, rotatives gigantesques. Et Spielberg a pris un évident plaisir de filmeur à mettre en scène, en des plans presque lyriques, la chaîne matérielle de fabrication de l’information : depuis la frappe des textes, leur saisie sur Linotype, le serrage des formes et le ballet des rotatives jusqu’à l’arrivée des journaux dans les kiosques. Ce plaisir – comparable à celui de François Truffaut improvisant un reportage sur le pneumatique parisien aux deux tiers de Baisers volés – sera contagieux pour tout amoureux de la chose imprimée.
















Hitchcock, Disney et les acteurs



Source : Dans l’ombre d’Hitchcock. Alma et Hitch
(Laurent Herbiet et Patrick McGilligan, 2019)
Entre les scènes
Dans vos deux films, vous avez une manière de construire les scènes en évitant leur climax, en les laissant ouvertes et en enchaînant avec fluidité sur la suivante.
J’aime construire le récit de façon que la catharsis survienne entre les scènes, et non pendant. C’est déjà le cas à l’écriture. Cela va peut-être changer un jour mais ce qui m’intéresse actuellement, en tant que scénariste et réalisatrice, ce sont les nuances d’un instant où quelque chose se trame de façon sous-jacente, quasi inconsciente : tout se met en place sans que l’on puisse situer exactement quand survient l’épiphanie, mais soudain on sait qu’elle est advenue. J’aime qu’on flotte un peu au-dessus tandis que se déclenche la chose, puis qu’on se trouve émotionnellement submergé sans avoir perçu avec certitude le moment du déclic.
Greta Gerwig, propos recueillis par Yann Tobin le 22 novembre 2019.
Positif no 707, janvier 2020.
Le parler faux d’Alain Resnais
Remarque très juste à propos d’Alain Resnais, sous la plume inattendue de Bernard Frank, peu féru de cinéma de son propre aveu. Le 27 août 1986, Frank consacre son feuilleton du Monde à Mélo 1. Comme à son habitude, le chroniqueur avance de biais, en procédant par digressions successives (sur Bernstein, sur André Maurois…) qui le ramènent insensiblement à son sujet. Et voici le cœur de la cible :
Je connais mal Resnais. Il a commencé à être célèbre quand je n’allais plus au cinéma. Mais quand je considère les gens dont il s’est entouré, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Henry Bernstein, etc., je me dis que c’est quelqu’un qui a besoin d’écrivains qui parlent, qui sonnent faux et avec aplomb, pour avancer dans le langage, pour questionner l’homme.
C’est très bien vu. Il y a un « parler faux » chez Resnais, si l’on veut bien entendre la formule comme un compliment. Chez cet homme qui avait l’oreille ô combien musicale, le refus du naturalisme plat prend appui sur : le goût du théâtre qui marqua sa jeunesse (on connaît sa passion pour Guitry), le refus d’une frontière nette entre théâtre et cinéma, résorbés dans la notion de spectacle ; la sensibilité aux accents étrangers ; l’attention apportée à l’alliage des timbres de voix de ses comédiens, comparable à celle d’un compositeur testant des combinaisons d’instruments inédites ; un penchant expérimental qui le porte à marier la parole et le chant. Comme l’écrivait Truffaut, il faut « comprendre que certains artistes ne cherchent pas à faire ressemblant ».
1 Bernard Frank, 5, rue des Italiens. Chroniques du Monde, Grasset, 2007. Ce recueil, couvrant les années 1985-1989, est l’un des meilleurs de Frank.
Généalogie du surhomme

Judex est, avec Zorro, l’ancêtre de Batman. À l’instar de l’homme-chauve-souris, il possède une double identité, se drape dans une cape noire, dispose d’un repaire souterrain à l’écart de la ville, se déplace à bord d’une voiture rapide et d’un canot automobile 1. Sa maîtrise du déguisement ajoute au personnage un soupçon d’Arsène Lupin ; son serment de vengeance, une touche de Monte Cristo. Plasticité du mythe du surhomme tel que l’avait analysé Umberto Eco : en Judex, Louis Feuillade agglomère certains de ses traits passés en même temps qu’il anticipe certains de ses développements futurs. Le dispositif de télésurveillance au moyen duquel on épie le banquier Favraux dans sa cellule annonce de manière étonnante le cycle Mabuse de Fritz Lang.
Réalisé deux ans après les Vampires, Judex indique le tournant à venir de l’œuvre de Feuillade vers le mélodrame moralisant. À Fantômas, incarnation du Mal, succède Judex, héraut des forces du Bien. Les risettes enfantines et les effusions larmoyantes abondent. Mme de Trémeuse vacille en surprenant une mère éplorée et son bel enfant, victimes collatérales de sa soif de vengeance, absorbés dans leurs prières.
Cependant, si les bons sentiments triomphent, c’est par le truchement des mêmes ressorts du feuilleton criminel à l’œuvre dans Fantômas et les Vampires, de sorte que l’intérêt cinématographique est sauf. D’épisode en épisode se succèdent les corps emportés dans des malles, les kidnappings à répétition déjoués par autant d’évasions rocambolesques, les poursuites automobiles dans les faubourgs déserts, les coïncidences improbables et les reconnaissances tardives. Le bien l’emporte mais les forces du mal sont bien plus séduisantes. En tenue de gouvernante, de garçonne, d’apache ou de matelot, en déguisement d’infirmière ou en monokini, Musidora, dans le rôle de Diana Monti, est aussi fascinante que dans la peau d’Irma Vep.
À quoi concourent les qualités bien connues de Feuillade : talent à faire surgir le merveilleux de la réalité quotidienne et des décors les plus banals, sûreté du choix des axes, sobriété de l’interprétation qui concentre l’expressivité dans les visages et les gestes, économes et signifiants 2, si bien qu’on pourrait souvent se passer d’intertitres (on parvient même, parfois, à lire des répliques sur les lèvres). Depuis Fantômas, la mise en scène a gagné en souplesse. La caméra n’est plus fixée sur son pied et s’autorise quelques discrets panoramiques et recadrages. L’unité « une scène, un plan » continue de prévaloir mais n’exclut pas désormais le découpage.
1 Le comédien René Cresté, de haute stature, se tient raide comme la justice. Sans qu’il faille y chercher une quelconque influence, je n’ai pu m’empêcher de penser au maintien de Michael Keaton dans le premier Batman de Tim Burton et à sa manière analogue de détacher chacun de ses mouvements (qu’importe si la chose était due, paraît-il, à la lourdeur de son costume : l’effet plastique est bien là).
2 Sauf chez l’ineffable Marcel Lévesque (en détective incompétent annonçant presque l’inspecteur Clouseau), qui procure, avec l’espiègle René Poyen (épatant de naturel), l’indispensable contrepoint comique.


L’entrée et l’intérieur de la « batcave » de Judex.