Un monde instable
Ruptures d’échelle et distorsion de l’espace, deux constantes visuelles des séries britanniques des années 1960 : le Prisonnier, Chapeau melon et bottes de cuir, les Champions. Ces effets, obtenus à l’aide d’objectifs à courte focale, contribuent au sentiment d’instabilité, à l’ambiance semi-onirique des meilleurs moments de ces séries.
The Champions (1968-1969)
Les conquêtes de Norman
The Norman Conquests est une trilogie théâtrale d’Alan Ayckbourn écrite en 1973. Le titre repose sur un joli jeu de mots : non pas la conquête des Normands, mais les conquêtes de Norman ; conquêtes sentimentales, il va sans dire. Les trois pièces racontent la même histoire : le week-end raté de six personnages réunis dans la maison familiale (plus un septième, la mère tyrannique et alitée, dont il sera beaucoup question mais qu’on ne verra jamais 1). Chaque pièce est située dans un lieu différent : Table Manners se déroule dans la salle à manger ; Living Together dans le salon ; Round and Round the Garden dans le jardin. Chacune est autonome et on peut les voir dans l’ordre qu’on voudra. Mais il faudra les voir toutes les trois pour assembler toutes les pièces du puzzle et obtenir une vue complète des événements s’étant déroulés durant ces quarante-huit heures (tandis que les personnages, ne pouvant être à la fois dans la salle à manger, le salon et le jardin, n’en auront jamais qu’une appréhension partielle). Pourquoi, dans Table Manners, tout le monde fait-il la gueule à Norman le dimanche matin au petit déjeuner ? On le découvrira dans Living Together 2.
Les pièces d’Alan Ayckbourn sont à la fois tristes — en raison du caractère déprimant des existences dépeintes, de leur portrait peu reluisant de la vie conjugale et familiale — et comiques — en raison de la férocité des dialogues et des accès de folie délirante qui s’emparent ponctuellement des personnages, en dépit ou à proportion de leur éducation profondément anglaise (il faut sauver la face et behave coûte que coûte, même dans les situations les plus scabreuses). The Norman Conquests n’échappe pas à la règle. On y croise des personnages frustrés par la vie, prisonniers d’existences étroites, des hommes faibles, infantiles ou stupides caressant des rêves puérils, des femmes coincées ou maniaques en proie à des coups de sang hystériques. Tout ce petit monde gravite autour de Norman comme autour d’un aimant tour à tour attirant et repoussant ; Norman, séducteur impénitent, homme des sincérités successives (il fait du gringue à ses deux belles-sœurs tout en tentant de reconquérir le cœur de sa légitime), égocentrique et pourtant désireux de complaire à tous, insupportable au quotidien mais cependant seul membre de cette famille dysfonctionnelle à être doué de fantaisie spontanée et à n’avoir pas abdiqué toute aspiration au bonheur.
Auteur de quatre-vingts pièces, Ayckbourn a le goût des paris impossibles, du jeu sur les structures narratives, de la manipulation du temps dramatique ; le désir aussi de ne pas se répéter. Son art est à la fois savant — en raison de son caractère expérimental — et populaire — il s’appuie volontiers sur les conventions du théâtre bourgeois ou du théâtre de boulevard. Toutes choses qui ne pouvaient que séduire Alain Resnais, qui l’a porté trois fois à l’écran (et préparait, au moment de sa mort, une quatrième adaptation). Vous connaissez la structure arborescente d’Intimate Exchanges (alias Smoking/No Smoking), construite autour d’une série d’embranchements : à chaque embranchement, la décision d’un personnage de faire ceci ou de faire cela aiguillera l’action dans deux directions possibles, pour aboutir à un total de seize dénouements possibles à partir d’une même situation de départ. Dans le diptyque House and Garden, Ayckbourn poussera encore plus loin le principe de The Norman Conquests. Les deux pièces racontent la même histoire, dans deux décors contigus, le salon d’une grande maison de campagne et le jardin. Mais cette fois, elles sont conçues pour être jouées simultanément, dans les deux salles d’un même théâtre, devant deux publics différents, les comédiens passant continuellement d’une scène à l’autre.
The Norman Conquests a été filmé en 1975 par Herbert Wise pour la télévision anglaise (production disponible en DVD non sous-titré). C’est de l’excellent théâtre filmé, servi par une distribution épatante : Tom Conti, Penelope Keith, Richard Briers, David Troughton, Fiona Walker et une toute jeune Penelope Wilton, qu’on a revue depuis dans Downton Abbey.
Je voudrais m’arrêter sur le générique de ces téléfilms, puisque c’est lui qui m’a donné l’envie d’écrire ces notes désordonnées. La caméra y décrit un lent mouvement circulaire autour de la maquette du décor des pièces : une maison de campagne entourée de son jardin. Suit un mouvement ascendant, tandis que le toit de la maison se soulève pour nous en révéler l’intérieur, façon maison de poupée. Mais, mais, mais ! C’est typiquement une idée à la Resnais ! (On songe aux maquettes de Jacques Saulnier, à ces décors filmés comme des décors, et aussi à tel mouvement d’appareil ascendant sur la maison des Herbes folles.) L’auteur inspiré de ce générique ne pouvait évidement y avoir songé en son temps. Mais, quelque vingt ans avant la réalisation de Smoking/No Smoking, il indiquait à son insu la parenté d’univers entre Ayckbourn et Resnais.
Sur la relation entre le dramaturge et le cinéaste, on lira avec intérêt le témoignage aussi pénétrant qu’émouvant d’Alan Ayckbourn, issu d’un entretien avec François Thomas. La traduction française en a paru dans un copieux dossier Resnais de Positif, no 653-654, juillet-août 2015. L’original anglais est disponible sur le site d’Alan Ayckbourn. « Vous écrivez, lui disait Resnais, des films pour le théâtre, je réalise des pièces pour le cinéma. »
1 À l’instar du père grabataire d’une autre pièce d’Ayckbourn, Private Fears in Public Places. Il y a aussi un personnage absent au centre de la pièce Life of Riley, George, qui n’est pas sans parenté de caractère avec Norman.
2 J’ignore si Lucas Belvaux connaissait The Norman Conquests lorsqu’il imagina son triptyque Un couple épatant / Cavale / Après la vie, dont la structure est analogue.
Ulysse
Si quelqu’un qui, par extraordinaire, n’en aurait jamais entendu parler me demandait « Qu’était-ce donc qu’Agnès Varda ? », je l’inviterais à regarder Ulysse (1982). En vingt-deux minutes, ce court métrage offre un condensé idéal de sa poétique. Film-enquête autour et à partir d’une photographie prise vingt-huit ans plus tôt sur la plage de Saint-Aubin-sur-Mer, c’est une méditation sur la relativité du souvenir, la charge de mémoire et d’oubli, d’imaginaire aussi, enclose dans une image. La cinéaste-photographe y déploie son génie de l’association libre, en un vagabondage unissant la mémoire personnelle et la mémoire collective.
Au grand poncif moderne
The ABC Murders (BBC 1). Tentative caricaturale de moderniser Agatha Christie en tirant son univers vers le crépusculaire glauque. Filtres pisseux et verdâtres, lenteur poseuse, peinture sociale forçant la note du sordide, abus d’inserts, souffles et ronflements en fond sonore : tous les poncifs du néonoir télévisuel y sont. Malgré un accent ridicule, John Malkovitch tire son épingle du jeu en campant un Hercule Poirot vieillissant, haï de la nouvelle génération de Scotland Yard. Mais convention pour convention, on préfère de loin l’esthétique Art déco proprette de la série Poirot avec David Suchet.
Les pendulettes du Titien
Ou : un symbole n’est jamais univoque.
Portrait d’Eleonora, duchesse d’Urbino
Je commencerai la discussion sur ses réflexions de peintre sur le temps en faisant d’abord remarquer un fait qui, pour n’être pas évident, n’en est pas moins significatif à mon sens : dans sept, peut-être huit des portraits du Titien […], apparaît un objet extrêmement rare dans les autres portraits de la Renaissance : une pendulette.
Comme la plupart des attributs, celui-ci est porteur de significations multiples. Cette version « miniaturisée » de l’horloge mécanique — innovation datant elle-même du début du XIVe siècle — était d’apparition assez récente (environ 1440) et de prix élevé à l’époque. On peut donc considérer qu’il s’agit d’une sorte de symbole de statut social, comme la clochette à main du Portrait de Léon X et ses neveux de Raphaël ; mais la pendulette a également des implications morales.
Henry Suso avait intitulé l’un de ses traités les plus populaires Horologium Sapientiae (en français Horloge de Sapience). En raison de son mouvement parfaitement régulier (nous parlons encore aujourd’hui de « régularité d’horloge »), l’horloge mécanique, qui mesurait encore plus d’un mètre cinquante de haut, était pour Christine de Pisan (1363-1431) un symbole spécifique de la tempérance; et à partir du milieu du XVe siècle et jusqu’à Peter Bruegel, la pendulette devient, sur les supports les plus variés, et en particulier dans la sculpture funéraire, un attribut de cette vertu dans tous les médias imaginables.
Michel Colombe et Girolamo da Fiesole, tombeau de François II et de Marguerite de Foix
D’un autre côté cependant, la pendulette, cette nouveauté, continue à véhiculer les mêmes implications que l’antique sablier (apparu pour la première fois dans les illustrations du Trionfo del Tempo de Pétrarque), à savoir le Temps et la Mort.
Le Temps, « dévoreur de toutes choses » (tempus edax rerum) et la Mort qui accomplit ce que le Temps prépare inexorablement, partagent leurs attributs les plus spécifiques : la faux et le sablier ; et les pendulettes, fabriquées pour la plupart en Allemagne, portent souvent des inscriptions sinistres comme par exemple una ex illis ultima (l’une de ces heures sera la dernière).
Dans les portraits du Titien, la pendulette semblerait avoir la double signification d’un insigne virtutis et d’un memento mori, remplaçant à cet égard la tête de mort, si populaire dans l’art du portrait au XVIe siècle. Et sa signification la plus mélancolique, tout à fait consciente chez le peintre aussi bien que chez le commanditaire, on la trouve dans l’un de ces tableaux que Charles Quint choisit pour l’accompagner à San Yuste, et qui ne nous est connu que par une bonne copie attribuée à Rubens : la pendulette est ici placée en plein milieu du premier plan, entre l’empereur et sa défunte épouse. On peut en inférer que pour le Titien, le symbole de la pendulette, outre sa signification sociale, est chargée d’une double connotation : la tempérance et la fugacité de l’existence.
Erwin Panofsky, Le Titien. Questions d’iconologie.
(Problems in Titian, Mostly Iconographic, 1969).
Traduction d’Éric Hazan. Hazan, 1989.
Rubens (?), d’après le Titien, Double portrait de Charles Quint et d’Isabelle de Portugal
Portrait de Paul III et de ses petits-fils
MASH
Rediffusion de MASH sur Arte. M.-L. me fait remarquer le calme imperturbable des chirurgiens opérant en pleine guerre, par contraste avec l’hystérie des salles d’opération devenue de mise dans les séries télé à partir d’Urgences. Le chaos ambiant, l’afflux des blessés, l’équipement rudimentaire, le manque de personnel, les pannes de courant même n’atteignent pas le flegme de nos toubibs militaires. Les scènes d’opération de MASH, émaillées certes de plaisanteries de carabin, sont ainsi les seuls moments de pause d’un film placé sous le signe du tohu-bohu et de la déconnade anarchique. Le paradoxe n’est qu’apparent. Elliott Gould et Donald Sutherland, qui font preuve en tout temps de dérision je-m’en-foutiste par réflexe compensatoire de survie, redeviennent des professionnels dès qu’ils ont le scalpel à la main. Ce qui au fond paraît plus plausible que la surexcitation forcée devenue le poncif des fictions médicales. L’amusant étant que ce trait de vérité intempestif survienne dans un film qui ne prétend aucunement, c’est peu de le dire, au naturalisme.
Sirk par lui-même
Passionnants entretiens de Douglas Sirk avec Jon Halliday. Sirk s’y montre, cela n’étonnera personne, un homme de grande classe, posé, très cultivé, d’une lucidité peu commune sur son travail et sa situation de cinéaste en Allemagne puis à Hollywood. Mais ce qui intéresse toujours dans les livres d’entretiens, ce sont les surprises. Ici, par exemple, l’amour de Sirk pour la vie au grand air (il exploitera même successivement deux fermes aux États-Unis durant ses années de vache maigre cinématographique), sa préférence pour les tournages en extérieurs, lui qui fut par excellence (mais par la force des choses, comprend-on) un cinéaste de studio et d’intérieurs.
Il y a aussi la révélation, pour moi toujours émouvante, de connexions inattendues entre des personnes qu’on admire mais qui campent sur des planètes si éloignées qu’on ne soupçonnait pas qu’elles puissent se rencontrer. Ainsi découvre-t-on l’admiration de Sirk pour Blake Edwards et Budd Boetticher. Ainsi apprend-on qu’il fut, au début des années 1920, l’élève de Panofsky à l’université de Hambourg.
J’ai subi aussi l’influence d’Erwin Panofsky, qui allait devenir ce grand historien d’art, et qui était à l’époque un de mes professeurs. J’ai été l’un des élus acceptés à son séminaire ; j’ai écrit, sous sa direction, un grand essai sur les rapports entre la peinture allemande médiévale et les représentations de miracles. Je dois beaucoup à Panofsky.
Panofsky fut à ma connaissance le premier historien d’art à s’intéresser avec sérieux et compétence au cinéma (cf. ici). Nul doute qu’il aurait approuvé, chez Sirk, la quête de valeurs cinématographiques distinctes des valeurs littéraires ou théâtrales, sa conception de la mise en scène comme torsion du scénario, sa recherche constante d’un fil conducteur plastique dans la lumière, les mouvements d’appareil, le jeu des acteurs et sa liaison au décor ; ou encore une déclaration comme celle-ci : « Les angles de prise de vue […] sont les pensées du metteur en scène. Les éclairages sont sa philosophie. »
Jon HALLIDAY, Conversations avec Douglas Sirk (Sirk on Sirk, 1971). Traduction de Serge Grünberg. Cahiers du cinéma, 1997.