Dortmunder en pièces détachées
John Archibald Dortmunder est un accident génétique. Pour comprendre les circonstances de sa naissance, un retour en arrière s’impose. Ceux qui connaissent l’histoire peuvent sauter les deux prochains paragraphes.
En 1962, Donald Westlake publie The Hunter (Comme une fleur) sous le pseudonyme de Richard Stark : premier d’une longue série de polars mettant en scène le truand Parker — mais cela, il l’ignore encore : c’est à la demande de l’éditeur qu’il en fera un personnage récurrent. « Je m’étais dit qu’une façon d’aborder l’émotion dans le genre policier était de la supprimer totalement. J’avais écrit plusieurs livres pour Random House, et je voulais tenter quelque chose d’un peu différent chez un autre éditeur. C’est ainsi que j’ai essayé d’écrire un roman en laissant l’émotion de côté 1. » Parker est un braqueur professionnel, brutal et sans scrupules. Ses aventures obéissent à un schéma quasi immuable (au début surtout; par la suite, la série évoluera) : préparation minutieuse d’un coup, réunion d’une équipe plus ou moins compétente, exécution sans faille du casse, après quoi se glisse une anicroche qui oblige Parker à réparer les pots cassés en laissant derrière lui des monceaux de cadavres. C’est de la littérature industrielle si l’on veut, mais parfaitement usinée. On peut même y lire en filigrane un commentaire sur la dégradation du rêve américain et son contrecoup sur les classes moyennes — et plus fondamentalement encore, sur l’autodestruction du capitalisme par les moyens mêmes qui le constituent. Le cow-boy romantique d’autrefois est devenu un gangster insensible et implacable. En même temps, comme on l’a souvent remarqué, Parker personnifie le « dernier des travailleurs indépendants ». C’est un loup solitaire et anachronique (au début de Comme une fleur, il franchit rageusement à pied le pont George Washington, seul de son espèce au milieu de la société automobile), un artisan du casse face au trust du crime organisé (ce gangstérisme salarié et fonctionnarisé qui représente l’envers exact, la doublure du système capitaliste, et qu’il affronte dans la Clique). Dans le Septième, qui sont les complices de Parker ? Des chômeurs, des déclassés, des petits artisans : l’ancien patron d’un cinéma de quartier qui a dû fermer ses portes depuis que la télévision cloue les gens chez eux ; un ébéniste en faillite dont les meubles (d’excellente facture, mais d’un prix de revient trop élevé) ne pouvaient rivaliser avec la concurrence de la fabrication industrielle (médiocre mais bon marché) ; et ainsi de suite. Pour survivre, tous n’ont d’autre ressource que de se reconvertir dans le crime (artisanal, lui aussi). Tous seront impitoyablement flingués. Même au sein d’une série répétitive (et peut-être en raison même de ce caractère répétitif qui est comme le miroir de la société industrielle), Stark-Westlake parvient à injecter un propos incisif, fondé sur une observation sociologique et comportementale précise.
Et Dortmunder ? Patience, il arrive. En 1967, Westlake s’embourbe dans la rédaction d’un nouveau Parker. Il décide alors de recommencer le livre en le transformant en comédie. Ce sera Pierre qui roule, premier épisode de la geste de Dortmunder, le guignard de la cambriole, l’antithèse burlesque de Parker. La saga de Parker était une parodie sérieuse du style comportemental hérité du roman hard-boiled. Les Dortmunder seront la parodie de cette parodie. Et le comble sera atteint dans Jimmy the Kid, dans lequel Dortmunder et Kelp s’inspirent… d’un roman de Richard Stark pour monter un kidnapping d’enfant. Et naturellement tout ce qui réussit à la perfection pour Parker foire lamentablement pour Dortmunder et sa bande de bras cassés. C’est un sommet d’autodérision.
Dortmunder, pas plus que Parker, n’avait été conçu pour devenir le héros d’une série. Les voies de la création étant imprévisibles, il aura inspiré à Westlake une douzaine de romans, ainsi qu’une poignée de nouvelles publiées au fil des ans dans des journaux et des magazines, et que voici réunies en recueil. Romancier jusqu’au bout des ongles, Westlake est aussi un excellent nouvelliste, comme en témoignaient déjà Drôle d’alibi et En pièces détachées. On y perd inévitablement les digressions, le plaisir de musarder en multipliant personnages et situations qui se télescopent, qui font le charme de ses romans. Mais la drôlerie, le ton satirique, le sens de l’absurde sont au rendez-vous, de même que l’invention toujours renouvelée de situations ahurissantes. Les aspirants nouvellistes apprécieront son sens de l’attaque digne d’un grand soliste de jazz, la première phrase plantée comme un dard qui met aussitôt le lecteur en situation. Le plus souvent, Westlake s’emploie à plonger Dortmunder dans un milieu étranger (une réception de Noël, le monde du turf, des collectionneurs d’art friqués ou des joueurs de poker professionnel, et même, horreur ! la campagne), où son grand corps efflanqué jure comme un coup de poing au milieu de la figure, et à le regarder se dépatouiller. Avec Quoi encore ?, tels Seinfeld, Constanza et leur show about nothing, il s’amuse en virtuose à construire une nouvelle sur rien : Dortmunder sort de chez lui pour faire une course, et c’est tout ; le récit repose sur la difficulté insoupçonnée qu’il y a à se rendre d’un point A à un point B. Trop d’escrocs, qui transforme une banque braquée de tous les côtés en cabine de paquebot des Marx Brothers, est peut-être la plus belle fleur du bouquet.
Le recueil est précédé d’une préface dans laquelle Westlake revient avec humour sur la genèse du personnage. Comme naguère sa préface à Levine, c’est un texte passionnant sur le fonctionnement de l’imagination créatrice, la manière dont un personnage vit en soi et ressurgit ponctuellement à la faveur d’une image ou d’une phrase qui s’imposent à l’esprit avec une évidence indubitable. Il y est question aussi de l’importance mystérieuse des noms de personnages dans leur caractérisation. À une époque, une singulière embrouille contractuelle avec un studio de cinéma faillit priver Westlake du droit d’employer le nom de Dortmunder. Qu’à cela ne tienne, il suffirait de le rebaptiser pour continuer à raconter ses aventures en contrebande. Seulement, aucun autre nom ne collait au personnage, et quand enfin Westlake se décida pour celui de John Rumsey, ce fut pour découvrir ce fait aussi inexplicable qu’irréfutable : Rumsey était plus petit que Dortmunder ; le premier mesure 1,80 m, le second 1,73 m au maximum. Le caractère du personnage s’en trouvait imperceptiblement modifié. Et de même pour les autres membres de sa bande. En est sortie une curieuse nouvelle, Fugue en crimes mineurs, où Dortmunder et Kelp (devenus Rumsey et Algy), ni tout à fait eux-mêmes ni tout à fait deux autres, paraissent se mouvoir dans un univers parallèle, à la fois familier et méconnaissable, digne de l’Univers en folie de Fredric Brown.
Donald WESTLAKE, Voleurs à la douzaine (Thieves’ Dozen). Traduction de Jean Esch. Rivages, 2008, 218 p.
1. Polar n° 22, janvier 1982.
Fièvre au marais
Folio vient de rééditer l’une des perles de la Série noire des années 1970, La bouffe est chouette à Fatchakulla du mystérieux Ned Crabb, journaliste dont ce fut hélas la seule incursion dans le roman noir. Le comté de Fatchakulla est un trou perdu de la Floride profonde et superstitieuse, peuplée de tarés consanguins, d’hurluberlus pittoresques et d’un inquiétant bestiaire. Il fait moite à crever, les marais grouillent d’alligators, on trompe l’ennui par de colossales bitures. Jusqu’à ce qu’une vague de meurtres horrifiques, avec cadavres en morceaux dispersés à tout-va, secoue ce petit monde. Dans le genre polar truculent chez les péquenauds, on n’a rien écrit de plus boyautant depuis le classique Fantasia chez les ploucs de Charles Williams et Je suis un sournois de Peter Duncan. Pour ajouter à la drôlerie de la chose, l’ouvrage est émaillé de références décalées à Sherlock Holmes, on ne peut plus incongrues dans le contexte (le détective amateur du coin taquine le banjo plutôt que le violon et carbure à la bière plutôt qu’à la cocaïne; son Watson est un vétérinaire qui endosse à l’occasion la fonction de médecin légiste). Et, contrairement à ce qui advient souvent dans ce genre de polar borderline, l’intrigue tient la route et la chute est à la hauteur des prémisses. Si vous manquez de lecture pour l’été, ne le loupez pas.
Ned Crabb, La bouffe est chouette à Fatchakulla. Traduction de Sophie Mayoux. Gallimard, Folio policier n° 515, 2008, 266 p.
La machine à fantasmes
Imaginez-vous donc un individu long, maigre, félin, les épaules hautes ; donnez-lui le front de Shakespeare et le visage de Satan, un crâne soigneusement rasé et des yeux verts – verts comme ceux des chats. Mettez à sa disposition toute la cruauté d’un vaste peuple d’Asie, concentrée en un esprit géant, toutes les ressources de la science du passé et du présent et peut-être bien toute la fortune d’un riche gouvernement […] Cet être effroyable, le voyez-vous en esprit ? Eh bien, je vous présente le Dr Fu Manchu.
Fu Manchu revient chez Zulma, dans une traduction nouvelle d’Anne-Sylvie Homassel (collaboratrice de la revue Le Visage vert, et traductrice bien connue des amateurs de littérature anglo-saxonne). Deux autres volumes sont annoncés, prélude – peut-être – à une retraduction intégrale d’un cycle qui compte treize romans et quelques nouvelles. Tout le monde connaît, au moins de réputation, les sinistres exploits du Fantômas d’Extrême-Orient ; mais, comme pour le héros d’Allain et Souvestre, le détour par le texte d’origine s’impose à tout amateur de fiction extravagante.
Chef de bande omniscient, savant fou et génie du crime aux pouvoirs tentaculaires, résolu par tous les moyens à mettre fin à la domination occidentale sur le monde, Fu Manchu, nul ne l’ignore, est l’incarnation du péril jaune. Sa geste, inaugurée en 1913, cristallise la hantise – déjà – du « choc des civilisations », les inquiétudes de l’Empire britannique vis-à-vis de ses colonies turbulentes, les fantasmes de l’homme blanc face aux peuples dits de couleur. Du mystère insondable de l’âme orientale à la cruauté perverse des fourbes Asiates, en passant par les parfums ensorcelants du levant (le sens olfactif est, ici, particulièrement sollicité), Sax Rohmer n’est jamais en manque d’énormités réjouissantes, assénées avec un imperturbable aplomb.
Une brise légère faisait bruisser les feuilles des arbres ; par longues bouffées un parfum exotique vint envahir la pièce.
C’était un vent d’est – un vent jaune, soufflant sur l’Occident. Il symbolisait le pouvoir subtil et insaisissable du Dr Fu Manchu, de même que Nayland Smith – nerveux, agile, hâlé par le soleil de Birmanie – symbolisait la saine efficacité britannique, mobilisée contre cet ennemi insidieux.
Ce délire paranoïaque – de facto désamorcé par sa candeur hénaurme : ah ! la «saine efficacité britannique » ! – prêterait seulement à sourire s’il ne stimulait la verve inlassable du feuilletoniste, pour la plus grande joie du lecteur. Les fantasmes de Rohmer sont peut-être banals, mais ce qu’ils produisent sous sa plume fiévreuse ne l’est certes pas. Des brouillards londoniens aux eaux glacées de la Tamise, de repaires souterrains en cauchemars hallucinatoires, les chapitres se succèdent à un rythme soutenu comme les épisodes d’un serial onirique. À la fois partout et nulle part, le diabolique Fu Manchu fait preuve, dans son œuvre de mort, d’une inventivité sans limites, en mobilisant tour à tour des poisons subtils qui font passer de vie à trépas (et inversement !), de répugnants insectes, un nuage toxique s’échappant d’un sarcophage, des champignons vénéneux géants (épisode démentiel), et bien d’autres choses encore. Ajoutons que la fascination de Sax Rohmer pour les dangereux mystères de l’Orient, comme la plupart des phénomènes d’attraction-répulsion, est bien entendu de nature sexuelle. En témoigne le vertige érotique qui subjugue le bon docteur Petrie à chaque apparition de Kâramanèh, la belle esclave de Fu Manchu, laquelle n’hésite pas à trahir son maître pour venir en aide aux preux défenseurs de l’Occident. (Par parenthèse, on voit où Henri Vernes a puisé les modèles de l’Ombre jaune et de Tania Orloff, sans oublier les dacoïts et leur célèbre cri – oui, ils sont là eux aussi.) La femme, cette « lame à double tranchant », cette « arme traîtresse », taraudait manifestement notre auteur au moins autant que la perfide Asie, puisqu’il lui consacra un autre cycle romanesque, Sumuru, dont on dit qu’il est au péril féminin (!) ce que Fu Manchu est au péril jaune (j’en parle par ouï-dire, ne l’ayant pas lu). On ne s’en plaindra pas.
Zulma a choisi de présenter le texte sans aucun appareil critique, et cette option est aussi défendable que celle de la précédente édition (chez Alta, il y a une trentaine d’années), qu’accompagnaient de passionnantes préfaces de Francis Lacassin. On peut en effet estimer que la saga de Fu Manchu dispense un plaisir de lire qui se suffit à lui-même, et que le lecteur est assez grand pour juger sur pièces. Or, et de manière quelque peu contradictoire, il faut découvrir sur la toile un entretien avec Anne-Sylvie Homassel pour apprendre ceci :
Rohmer n’est pas extrêmement difficile à traduire. Cela dit, je suis d’ordinaire plutôt adepte de la traduction qui colle au texte original. Dans cette affaire, Laure Leroy m’a quelque peu poussée au crime. Les personnages de Rohmer ont quelques tics et quelques phobies dont la répétition est parfois fastidieuse. J’ai parfois simplifié, parfois surtraduit pour obtenir un texte encore plus nerveux. Mais vous allez peut-être me parler du Péril jaune et des aspects racistes de la série… Très franchement, j’ai, d’un commun accord avec l’éditeur, réduit le nombre des références à la « race jaune » et autres traits déplaisants du texte, parce que notre but n’est pas de heurter, mais de distraire et de charmer. Réduit, mais pas gommé, ce qui n’aurait pas eu de sens. Qu’on se rassure, le terrible Fu Manchu incarne toujours le Péril jaune dans toute sa splendeur. Et les fantasmes du Dr Petrie sont toujours aussi lascivement moyen-orientaux.
N’y avait-il pas lieu d’en informer le lecteur par un bref avertissement ?
Sax ROHMER, le Mystérieux Docteur Fu Manchu (The Mystery of Dr Fu Manchu). Traduction d’Anne-Sylvie Homassel. Zulma, 2008, 319 p.
Traduttore, traditore
Tout se paie. Sauvé de justesse de la prison par un avocat aussi rompu qu’Alan Shore et Denny Crane à l’art du sophisme juridique, Dortmunder n’a pas d’autre choix que d’accepter la proposition d’Anthony Chauncey : simuler un cambriolage chez ce riche play-boy et subtiliser une toile de maître dans le but d’escroquer l’assurance. Mais Chauncey compte aussi escroquer son voleur dans l’opération, lequel s’emploie donc à lui rendre la pareille. D’où il s’ensuit un affolant chassé-croisé de tableaux vrais et faux, qui culminera par une pantalonnade burlesque — en armures médiévales — dans un château écossais.
De tous les Westlake parus dans la Série noire, la Joyeuse Magouille est celui dont la révision du texte français s’imposait le plus : non seulement parce que cette quatrième aventure de Dortmunder avait subi des coupes spectaculaires (conformément au calibrage standard qui fut longtemps de mise au sein de la collection), mais encore parce que le traducteur avait cru bon de truffer le dialogue de termes d’argot à la Auguste Le Breton, déjà datés à l’époque et incompatibles avec le style et l’univers westlakiens — qui en devenaient méconnaissables.
De la première à cette nouvelle édition (rebaptisée Personne n’est parfait de manière plus conforme au titre original), « Je crois que j’ai un bon blot » est ainsi devenu « Je crois que je suis sur un bon coup » (un exemple parmi beaucoup d’autres), et le volume se trouve accru de près de cent pages — ce qui, même en tenant compte de la composition plus serrée de la Série noire, donne une idée de l’ampleur du charcutage. Qu’est-ce qui nous est restitué ? Des paragraphes et quelquefois des scènes entières, des développements sur le background des personnages, quantité de notations descriptives ou caustiques, ou encore les impayables conversations des habitués du bar et grill O.J. — où se réunissent Dortmunder et sa bande de bras cassés —, qui sont l’un des running gags de la série. En somme, tout ce qui, au-delà de l’intrigue, fait le sel et l’ambiance d’un roman de Westlake (et celui-ci, sans être le meilleur Dortmunder, est un excellent cru), tout ce qui fait qu’on a plaisir à le lire.
Donald WESTLAKE, Personne n’est parfait (Nobody’s Perfect). Traduction d’Henri Collat revue et complétée par Patricia Christian.
Rivages/Noir n° 666, 2007, 341 p.
Westlake rides again
On en a tous rêvé, c’est arrivé à Josh. Un beau matin, il reçoit par la poste un chèque de 1 000 $ d’une compagnie qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Le mois suivant, rebelote, et pareil les mois d’après, et comme ça durant sept ans, sans explication. L’adresse d’expédition est incomplète sur l’enveloppe, il n’y a jamais de réponse quand il cherche à joindre ces gens au téléphone. Au début, Josh est intrigué, et vaguement embarrassé. Et puis il s’habitue et finit par trouver ça normal. C’est de l’argent facilement gagné, un agréable complément à son salaire, grâce auquel il peut s’installer dans la vie (il se marie, a un enfant), emménager dans un appartement plus vaste — les chèques continuent mystérieusement de le suivre à sa nouvelle adresse. Et puis un jour, il apprend enfin pourquoi il a été payé. Et il comprend sa douleur.
À force de fréquenter Westlake, on commence à identifier les quelques scénarios sur lesquels il brode des variations toujours nouvelles. Il y a le scénario « chasse au trésor » que se disputent des barjots diversement allumés, et cela donne l’excellent Aztèques dansants ou l’ennuyeux Château en esbroufe ; le scénario du « casse impossible », qui inspire aussi bien les aventures hard-boiled de Parker, signées Richard Stark, que leur parodie, la série des Dortmunder : dévaliser une ville entière ou un casino flottant, démonter un château pierre à pierre, voler une banque (pas le contenu du coffre : le bâtiment lui-même) ou un magot enterré au fond d’une vallée engloutie, etc. ; enfin le scénario du gars ordinaire qui cherche à se tirer du pétrin inextricable où il s’est fourré, et dont il est parfois l’instigateur. Ici l’on reconnaît le Pigeon d’argile, N’exagérons rien (ou les mésaventures criminelles d’un critique de cinéma, « Super noire » no 101 ; c’est épuisé, c’est tordant, ne le loupez pas si vous tombez dessus), Adios Schéhérazade, Mort de trouille et plusieurs autres.
Argent facile appartient à cette dernière famille. Le point de départ est formidable, la suite un thriller humoristique de très bonne tenue comme Westlake en a beaucoup écrit, avec des rebondissements inattendus et d’autres plus conventionnels, et dans lequel s’ébattent des personnages dangereux et pittoresques - depuis l’espion sur la touche devenu le chauffeur d’une vieille toquée jusqu’au comédien off-off-Broadway qui affronte des tueurs professionnels en recourant à la « Méthode ». Westlake a un métier considérable qui fait qu’on le lit toujours d’une traite — verve narrative, sens du dialogue, ironie constante, comparaisons désopilantes qui déboulent comme un chien dans un jeu de quilles. Mais comme on attend beaucoup de lui, on aimerait qu’il nous surprenne à tous les coups ; qu’il renoue avec le génie de l’énormité burlesque de ses grands jours, ou retrouve un sujet de la force d’Ordo ou du Couperet.
Tout en continuant à publier de l’inédit westlakien à jet régulier1, Rivages poursuit la réédition en poche de titres épuisés, dans des traductions revues et enfin complètes. Ainsi a reparu il y a quelques mois Pierre qui roule, très bon premier chapitre de la saga de Dortmunder (et, par parenthèse, le seul Dortmunder ayant donné lieu à une adaptation satisfaisante au cinéma : The Hot Rock/les Quatre Malfrats de Peter Yates [1972], disponible en dvd Z1 sans stf). Ainsi vient de ressurgir un titre longtemps introuvable et chéri des amateurs, qui se le refilaient depuis des lustres comme une bonne adresse.
Hommage aux soutiers besogneux de la littérature industrielle, Adios Schéhérazade occupe une place à part dans l’œuvre de Westlake. Ce livre délectable narre les déboires tragicomiques d’un auteur de romans pornos bas de gamme victime d’une panne d’inspiration. Universitaire raté, ancien livreur de bière, Edwin Topliss (topless ?) est devenu le nègre d’un autre polygraphe monté en grade (il écrit à présent des romans d’espionnage), auquel il doit fournir un manuscrit par mois. Sa femme est enceinte, le ménage vit au-dessus de ses moyens, il faut qu’il ponde son satané porno mensuel. Bref, son blocage le plonge dans une panade inénarrable dans laquelle il s’enfonce un peu plus à mesure qu’il cherche à se tirer d’affaire. Non seulement ses aléas sont irrésistibles, mais Westlake en profite pour parodier de réjouissante manière le grand poncif du roman moderne : le roman dans le roman, le roman-en-train-de-s’écrire-d’un-créateur-en-mal-d’inspiration, la scie du « je n’arrive plus à écrire et j’écris pour dire que je n’arrive plus à écrire », qui tire ici tout son sel d’être placée dans la bouche d’un pornographe de troisième ordre, plutôt que dans celle d’un littérateur d’avant-garde. Imaginez un 8 ½ mettant en scène un émule de John B. Root et qui serait réalisé par Billy Wilder, et vous aurez une idée du résultat. Chaque chapitre est un nouveau départ où le malheureux Topliss tente de commencer son pensum érotique, et se noie de plus belle dans les digressions et le ennuis d’amplitude croissante. Au passage, il nous dévoile toutes les ficelles du métier : les quatre canevas types d’un bon porno, l’art de tirer à la ligne pour atteindre les 150 000 signes standards en réinjectant dans l’ouvrage nouveau des morceaux d’anciens livres. C’est si bien observé qu’on jurerait que Westlake a fait ses classes dans le genre. L’intéressé s’en est mollement défendu. Reste qu’Adios Schéhérazade sent, comme on dit, le vécu. Rarement la solitude et l’angoisse d’un forçat de l’Underwood furent aussi bien dépeintes. Westlake vit de sa plume, il a publié plus de soixante-dix romans sous au moins huit pseudonymes pour nourrir ses sept enfants. De sorte qu’il est tentant de voir en Edwin Topliss son double malchanceux, chargé d’exorciser la hantise secrète de tout écrivain, quel que soit son talent : se retrouver du jour au lendemain à court d’imagination 2. Si vous cherchez un livre à emporter en vacances, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Donald WESTLAKE, Argent facile (Money for Nothing). Traduction de Mathilde Martin. Rivages/Thriller, 2007, 283 p.
Pierre qui roule (The Hot Rock). Traduction d’Alexis G. Nolent. Rivages/Noir n° 628, 2007, 300 p.
Adios Schéhérazade (id.). Traduction de Marcel Duhamel et Laurette Brunius. Rivages/Noir n° 650, 2007, 220 p.
1 Et il y a du boulot. Depuis Argent facile, paru en anglais en 2003, Westlake a publié un recueil de nouvelles (Thieves’ Dozen), deux Dortmunder (Watch Your Back ! et What’s so Funny ?) et trois Parker (Break Out, Nobody Runs Forever et Ask the Parrot). Comme il le dit lui-même dans sa bibliographie : « As the hunted boy said about Robert Mitchum in Night of the Hunter, “Don’t it never sleep?” »
2 Cette hantise reparaîtra quelque quinze ans plus tard dans le Contrat, roman par ailleurs fort décevant en raison d’une intrigue filandreuse dont on devine l’issue cent pages avant la fin (c’est si évident qu’on se dit que Westlake nous mène en bateau et nous surprendra au dernier moment par un retournement à sa façon ; et puis non). Mais le tableau des mœurs éditoriales américaines en dit aussi long qu’un essai d’André Schiffrin. Et la crise de créativité d’un auteur de best-sellers donne lieu derechef à des morceaux fort boyautants.
Avant-dernières nouvelles du 87e
Cinquante-cinquième et cinquante-sixième épisodes de la saga du 87e district d’Isola, le Frumieux Bandagrippe et Jeux de mots confirment l’intérêt d’Ed McBain pour les jeux de langage (cf. par exemple le Dément à lunettes). Cet ingrédient fait d’ailleurs l’attrait principal de ces deux romans qui m’ont paru dans l’ensemble assez plats.
Onze ans après Poissons d’avril, Jeux de mots voit le retour du Sourdingue, qui est aux flics du 87e ce que Moriarty fut à Sherlock Holmes. Ce plaisant psychopathe aime, à la façon du Riddler de Batman, annoncer les coups qu’il mijote par l’envoi d’une série de messages sibyllins. Fidèle à sa tactique, il engage ici une nouvelle guerre des nerfs avec Steve Carella et ses collègues en les bombardant de citations tirées du théâtre de Shakespeare et de messages cryptés à base d’anagrammes et de palindromes – obligeant les inspecteurs du 87e à se muer en déchiffreurs d’énigmes d’autant plus retorses qu’elles pointent vers plusieurs pistes à la fois. Le spectacle de ces flics très inégalement futés confrontés à des devinettes littéraires de haut vol est plutôt réjouissant ; par ailleurs j’ai toujours eu un faible pour le Sourdingue, que McBain parvient à rendre réellement inquiétant sans forcer la note (on sent que ce type est capable de tout). Et, comme disait Hitchcock, « plus réussi est le méchant…» Reste que ce roman sans climax s’effiloche insensiblement – peut-être parce que Carella y est le plus souvent condamné à l’attente et à l’inaction.
Quant au Frumieux Bandagrippe, il narre le kidnapping de la jeune chanteuse Tamar Valparaiso, enlevée devant cent personnes sur le yacht où se déroule la soirée de lancement de son premier disque – dont la chanson-titre n’est rien autre que le poème Jabberwocky de Lewis Carroll :
Il briguait ; slictueux, les tôves
Giraient et gimblaient sur les loignes ;
Mimeux étaient les borogoves,
Et la molmerase horgripait 1
…
Un rapt, c’est tout bon pour la promo ça, coco. Aussi, tandis que Carella et les autres mènent l’enquête (avant de se faire piquer l’affaire par le FBI), le producteur de Bison Records se frotte les mains. Bien sûr il craint pour la vie de sa prometteuse découverte, mais enfin : les JT font leurs choux gras du kidnapping, les radios diffusent Bandagrippe à satiété, les disques s’arrachent comme des petits pains. La chanson devient un fait de société et chaque « expert » y va de son exégèse. Des militants de la cause des Noirs jugent le clip raciste. Pour les féministes, il ne fait aucun doute que le texte de ce monsieur « Lewis qui ? » est une apologie du viol. McBain prend un malin plaisir à railler le cynisme du marketing show-business, la fabrication de la célébrité, les emballements médiatiques et la sottise politiquement correcte.
Ce qui est amusant, c’est que la pratique carrollienne du mot-valise se met à contaminer la narration : « La brigade était plus que perturbée, on pouvait même dire qu’elle était totalement… éberlourdie. […] – Une petite brigade merdique du nord de la ville, grommela-t-il, visiblement ulgacé. » Ce qui est dommage, c’est que McBain emploie le procédé au petit bonheur de la chance, quand il y pense dirait-on – d’où le sentiment d’une belle idée mal exploitée. Cela dit, le parallèle entre l’histoire du bandagrippe et le destin de la chanteuse connaîtra un point d’orgue tragique (impossible d’en dire plus), avant un retournement final malheureusement prévisible.
Dans l’un et l’autre livre, McBain panache comme à son habitude l’enquête principale avec plusieurs sous-intrigues dévolues aux problèmes personnels des flics du 87e (qui présupposent une certaine familiarité avec la saga pour être pleinement goûtés). L’ennui est que ces fils parallèles restent parallèles, justement (il aurait été plus intéressant qu’ils recoupent la trame principale), que les personnages secondaires sont pour le moins schématiques, et que les déboires sentimentaux et familiaux des personnages récurrents de la saga relèvent ici d’une dramaturgie de téléroman. Enfin, l’arrière-plan social, qui fonde l’ambition balzacienne de ce vaste cycle romanesque édifié durant un demi-siècle, a pratiquement disparu. Bref, ça se laisse lire grâce au métier de l’auteur, mais on a globalement l’impression que la routine a pris le pas sur l’élan et l’invention.
1 Traduction de Robert Benayoun (Anthologie du nonsense. Pauvert, 1959). Le poème figure au premier chapitre de De l’autre côté du miroir.
Ed McBAIN, le Frumieux Bandagrippe (The Frumious Bandersnatch) et Jeux de mots (Hark!). Traductions de Jacques Martinache. Presses de la Cité, 2005 et 2006, 319 et 326 p.
Échouage
Cher internaute qui avez abouti en ces lieux en tapant la requête « série noire baleine échouée » dans votre moteur de recherche,
Si par hasard vous repassez par ici, le livre que vous cherchez est très probablement la Baleine scandaleuse de John Trinian, le meilleur de son auteur et l’un de ces romans atypiques qui font le sel de la Série noire. Cette chronique unanimiste rassemble une brochette de personnages autour d’un énorme cétacé gris qui s’est inexplicablement échoué sur une plage californienne : un tueur en fuite, un flic stupide et raciste, un représentant de commerce, des gosses de riches, un acteur de second plan raté et sa jeune épouse, un tandem de scénaristes alcooliques, le conducteur de la dépanneuse chargé d’évacuer la baleine, etc. Comment cet événement singulier va interférer, un jour durant, avec la vie des uns et des autres, c’est ce que raconte ce livre très peu « policier » par les péripéties pratiquement exemptes de violence et de crimes, mais totalement « roman noir » par l’ambiance et l’écriture.
John TRINIAN, la Baleine scandaleuse (The Whale Story). Traduction de Philippe Marnhac. Gallimard, Série noire n° 919, 1965, 185 p.