Lettre d’amour



Tokyo, 1953. Reikichi vit chez son frère Hiroshi. Ancien de la marine marqué par la guerre et par un amour perdu, caractère ombrageux et taciturne, Reikichi vivote de traductions mal rémunérées avant de se faire écrivain public. Hiroshi, son cadet, jeune homme entreprenant, vit de l’achat et de la revente de livres d’occasion et finit par ouvrir une échoppe de bouquiniste à l’entrée d’un boui-boui. Son astuce : acheter des magazines de mode fraîchement parus au magasin de l’armée américaine et les revendre à prix d’or comme des produits d’importation.

On ajoutera donc Lettre d’amour de Kinoyu Tanaka (1953) au corpus des films évoquant le monde du livre et ses marges, quoique cet aspect ne soit qu’un élément d’arrière-plan sociologique et nullement le sujet de ce beau film mêlant mélodrame et chronique du Japon de l’après-guerre, riche en observations sur la vie quotidienne, l’animation des rues, la mésadapation des anciens combattants, la débrouille des petites gens et les barrières de classes.




Lectures expresses

Somerset Maugham, la Ronde de l’amour (Cakes and Ale, 1930). Traduction d’E.R. Blanchet. 10/18, « Domaine étranger », 1989.

Somerset Maugham est généralement meilleur nouvelliste que romancier. La Ronde de l’amour dément cet énoncé, tant l’écrivain maintient d’un bout à l’autre de ce roman point trop long l’allant d’écriture de ses meilleures nouvelles. La narration oscille en souplesse entre le présent et le passé. Elle entrelace étude du monde littéraire londonien (son réseautage acharné, sa course à la notoriété), peinture d’un milieu campagnard et portrait d’une femme libre et « de mœurs légères » dont le narrateur défend la mémoire contre la réprobation ambiante. Au passage, fine analyse de la manière dont se construisent une réputation littéraire et la figure posthume d’un « grand écrivain », avec beaucoup de mensonges par omission à la clé. C’est souvent drôle, dans un registre plus malicieux que satirique, mais il y a aussi la mélancolie du temps qui passe.

 

Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux, Aux origines de la pop culture. Le Fleuve Noir et les Presses de la Cité au cœur du transmédia à la française, 1945-1990. La Découverte, 2022.

Essai épatant par la documentation, l’alacrité du style et l’acuité d’analyse d’un moment charnière de la littérature et de l’édition populaires, inséparable des Trente Glorieuses et qui s’engloutit avec elles. Étudiant de front l’acclimatation française de modèles narratifs et sériels américains, les pratiques éditoriales et contractuelles, le système d’écriture à la chaîne et les stratégies industrielles de mise en marché du Fleuve Noir et des Presses de la Cité, Loïc Artiaga et Matthieu Letourneux lient intelligemment l’histoire de ces deux maisons emblématiques au contexte historique qui vit leur naissance, leur apogée et leur déclin, sans faire de sociologie au rabais. La période qu’ils considèrent fut en somme le dernier grand moment où l’appétit de fiction – en tant que phénomène de masse – trouva à s’assouvir par la lecture – quelques décennies avant l’essor des séries et des plateformes.

 

Isabelle Olivero, les Trois Révolutions du livre de poche. Une aventure européenne. Sorbonne Université Presse, 2022.

Une déception, passé l’introduction vivante et prometteuse. C’est que le titre ne correspond pas exactement au contenu du livre, qui est plutôt une histoire factuelle de la notion de collection éditoriale et de ses incarnations multiples du XVIe siècle à nos jours, en ce compris les formats portatifs, puis de poche proprement dits. Isabelle Olivero maîtrise à coup sûr les données de son sujet, et chacun comblera chemin faisant ses lacunes en matière d’histoire de l’édition. Mais contrairement au livre d’Artiaga et Letourneux, on cherche en vain, derrière la masse d’informations, un point de vue.




De Garamont aux Garamond(s)

Visible jusqu’au 30 décembre à la bibliothèque Mazarine, l’exposition « De Garamont aux Garamond(s) : une aventure typographique » mérite le détour.
Présentation :

Typographie classique par excellence, le « Garamond » domine aujourd’hui largement le paysage éditorial. De la Bibliothèque de la Pléiade aux volumes de Harry Potter, dans la presse ou la publicité, il s’affiche sur tous les supports et pour tous les usages. Pourtant ce nom générique regroupe un ample répertoire de lettres, d’une diversité de formes considérable : plus de deux cents polices numériques se présentent aujourd’hui comme des « Garamond ». Et tous leurs usagers ne savent pas forcément que ce nom se rattache au souvenir d’un artisan de la Renaissance, dont la carrière et la production sortent aujourd’hui de l’ombre.
Né à Paris vers 1510, mort en 1561, Claude Garamont (avec un « t ») a marqué durablement l’histoire de la typographie. Élève de l’imprimeur Antoine Augereau, il débuta une carrière de graveur et fondeur de caractères au milieu des années 1530. Très vite repéré par l’entourage de François Ier, il reçut en 1540 la prestigieuse commande des « Grecs du Roi », dont les poinçons originaux sont aujourd’hui conservés à l’Imprimerie nationale. Mais c’est surtout pour sa maîtrise de la lettre romaine qu’il accéda à la célébrité : appréciés pour leur élégance et leur équilibre, ses caractères furent commercialisés dans toute l’Europe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, avant d’être réinterprétés par les meilleurs typographes tout au long du XXe siècle, avec le succès que l’on connaît.
L’exposition retrace les différentes étapes de la carrière de Garamont en présentant ses réalisations les plus emblématiques. Elle illustre également la destinée des caractères qui, sous le nom générique de « Garamond » (avec un « d ») ont accompagné le développement des industries graphiques de la Renaissance à nos jours.

Au-delà de son objet manifeste – Claude Garamont, ses devanciers et ses continuateurs –, l’exposition éclaire plus largement des sujets passionnants :
– Comment l’adoption de nouvelles polices de caractères fut l’un des vecteurs de diffusion de la culture humaniste à la Renaissance.
– Comment François Ier, en commanditant d’une part la création de nouvelles polices de caractères, d’autre part la traduction et l’édition de textes classiques en langue française, fit de la typographie et de l’imprimerie l’un des éléments de sa politique culturelle et un instrument de prestige.

L’exposition s’accompagne de la publication aux éditions des Cendres d’un ouvrage de Rémi Jimenes (commissaire de l’expo, en collaboration avec Marina Bourrec et Olivier Thomas) : Claude Garamont, typographe de l’humanisme.


Samedi 12 novembre 2022 | Le monde du livre, Typomanie | Aucun commentaire


De l’élégance

L’élégance, pour l’éditeur, aurait consisté à refuser ce projet de jaquette indigne ; et, surtout, à faire aux lecteurs la politesse de leur offrir une table des matières, un index des noms propres et des titres courants. Mais l’élégance, on le sait, suppose un minimum d’efforts. Sur ce point, c’est à craindre, la plupart des éditeurs français sont irrécupérables. L’un des plaisirs qu’il y a à lire une biographie anglaise est l’assurance d’y trouver des titres courants, une table des matières et des illustrations, ainsi qu’un index analytique établi avec soin.

(Digression. Établir un index de qualité est un vrai métier, au même titre que réviseur ou correcteur d’épreuves. On ne l’ignore pas outre-Manche. Barbara Pym le rappelle dans les Ingratitudes de l’amour. Il existe là-bas un National Indexing Day (le 30 mars). La presse anglaise est la seule à ma connaissance à consacrer des nécrologies à ces travailleurs de l’ombre — tout comme à des libraires ou des bibliothécaires. Voir par exemple cet article du Guardian sur Douglas Matthews.)

Aux lecteurs qui auront goûté, dans la Leçon d’élégance, les chapitres de Philip Mann sur Jean-Pierre Melville et Rainer Werner Fassbinder, rappelons avec l’éditeur qu’ils sont extraits de The Dandy at Dusk. Taste and Melancholy in the Twentieth Century (Head of Zeus, 2017), excellent essai qu’on n’avait pas trouvé le temps de recenser ici et dont on recommande la lecture.

COLLECTIF, la Leçon d’élégance. Séguier, 2021.




L’éternel retour

Le métier de libraire n’a cessé d’évoluer et de se réinventer. C’est l’un des fils conducteurs de l’utile synthèse de Patricia Sorel, Petite Histoire de la librairie française – dont le plan privilégie les périodes moderne et contemporaine : la première moitié du livre couvre six siècles (du XIIIe au XIXe siècle), tandis que la seconde va de la fin du XIXe siècle à nos jours.

Une chose qui frappe à la lecture, cependant, c’est la continuité à travers le temps plutôt que les ruptures ; c’est la permanence, au moins depuis 1870, de certains problèmes, de débats, de querelles, de tensions entre les maillons de ce qu’on appelle la « chaîne du livre », éditeurs, libraires et distributeurs. Certains constats datant des années 1930 pourraient pratiquement être repris tels quels aujourd’hui.

 


Samedi 6 mars 2021 | Le monde du livre | Aucun commentaire


Les stationnaires

Pourquoi désigne-t-on en anglais sous le terme de stationery les articles de papeterie et, plus généralement, les fournitures de bureau ? À une oreille française, le mot sonne étrangement. Plutôt que l’image d’un beau stylo posé sur une rame d’élégant papier à en-tête, il fait surgir la vision de terrains de stationnement. Cette bizarrerie m’a souvent frappé sans me pousser à ouvrir un dictionnaire étymologique. Les premières pages de la Petite Histoire de la librairie française de Patricia Sorel (La Fabrique, 2021) apportent aujourd’hui la clé du mystère.

Comme beaucoup de mots anglais à racine latine, stationery et stationer ont une origine française. Le substantif stationnaire provient du bas-latin stationarius, désignant un soldat affecté à un poste de garde. (Zola, dans la Bête humaine, parle encore d’un « stationnaire de nuit ».) Au Moyen Âge, le mot en est venu à désigner les marchands de livres et de papier « sédentaires », disposant d’une échoppe ou d’un éventaire, par opposition aux colporteurs et marchands ambulants.

Au cours des XIIe et XIIIe siècles en Occident, la production des manuscrits sort des monastères et se laïcise. L’apparition des universités (en France, mais aussi en Italie et en Angleterre) engendre un véritable commerce du livre. Les libraires font leur apparition : ils s’installent près des universités pour fournir aux maîtres et étudiants les manuscrits nécessaires aux études.
[…]
Ceux qui font commerce de livres manuscrits se divisent en deux classes : les libraires et les stationnaires. Le libraire reçoit en dépôt des manuscrits à vendre et cherche des acquéreurs parmi sa clientèle […] Lorsque ses ressources lui permettent de devenir propriétaire de manuscrits, il les met de préférence en location. Le stationnaire ajoute à cette activité celle de faire ou de faire faire des copies de manuscrits anciens ou d’œuvres nouvelles, qu’il met ensuite en circulation sous le contrôle de l’Université (il est donc à la fois libraire et éditeur).

 


Samedi 20 février 2021 | Le monde du livre | Aucun commentaire


What a man

Les graphistes anglais ont le génie des couvertures typographiques ; et ce n’est pas la première fois que le travail de David Pearson fait mon admiration. Voici sa couverture de Notes brèves sur l’art et la manière de ranger ses livres de Georges Perec, pour la série « Great Ideas » de Penguin. Elle est tout bonnement magnifique, avec ces lettres dont le dessin et la disposition suggèrent des livres alignés sur des rayonnages, sans tomber dans l’illustration littérale. Et quel soin apporté à la réalisation (impression en creux) pour une édition de poche.


« Great Ideas » de Penguin, sixième série.
Sur les couvertures de cette nouvelle série,
lire le billet d’Alistair Hall.