Dédicaces
On est évidemment très ému d’avoir en main ces livres qui témoignent d’un passage de courant (il y a, oui, de l’électricité dans l’air) entre deux hommes qu’on admire et qu’on aime — et ça n’a rien à voir, pour cette fois, avec du fétichisme puéril de collectionneur.
Du fichage au flicage
Naomi Watts, Leonardo DiCaprio et le fichier de la bibliothèque du Congrès
dans J. Edgar de Clint Eastwood
Le film décevant de Clint Eastwood m’aura au moins appris un fait que confirme Natalie Robbins dans le FBI et les écrivains, dont la lecture s’annonce passionnante : à savoir que John Edgar Hoover avait calqué le système d’indexation tentaculaire des dossiers du FBI sur le catalogue de la bibliothèque du Congrès, à l’élaboration duquel il avait participé durant ses années d’étude.
L’une des meilleures scènes du film est précisément celle où le jeune Hoover fait visiter ladite bibliothèque à sa future secrétaire Helen Gandy et lui montre les immenses avantages de l’indexation par vedettes-matières1. Dans la lueur de démence qui passe alors dans son regard se profile le grand rêve paranoïaque d’un monde orwellien où à terme tous les citoyens seraient fichés, où l’existence de chacun se trouverait circonscrite dans un rectangle de bristol rangé avec des milliers d’autres dans un tiroir, à sa bonne place. De la manie du classement à l’obsession paranoïaque et fascisante de l’ordre, il n’y a qu’un pas ; et voilà qui jette soudain une ombre sur la bibliothèque même, comme si l’avènement d’une société du contrôle était déjà virtuellement contenu dans une « innocente » cote d’indexation.
1 Le fait que cette démonstration soit aussi une tentative de séduction maladroite (à l’issue de la scène, il demande Miss Gandy en mariage) suggère assez subtilement une passion érotique du fichier chez Hoover. Mettre en fiche son prochain est au fond la seule chose qui le fasse jouir.
Il est important de définir exactement ce qu’est un dossier. Lorsqu’une personne demande le sien, en vertu de la loi sur la liberté de l’information, elle reçoit un dossier composé de feuillets individuels contenant rapports d’enquête, actes juridiques, interviews, mémorandums, pétitions, lettres, articles, coupures de journaux collectés et réunis dans un classeur par le FBI. Pour rassembler ces différents éléments en vue de créer un dossier, le FBI consulte 67 744 000 fiches dont environ vingt-sept millions sont informatisées. Le reste se présente sous la forme de fiches en carton. Ces fiches revêtent une importance fondamentale dans la définition du dossier. Peu importe, en fait, qu’un écrivain soit l’objet réel d’une enquête ou qu’il soit simplement mentionné dans un rapport concernant une autre personne. Ce qui compte, en revanche, c’est que son nom figure dans le système d’indexation du FBI : à partir du moment où il est répertorié, un dossier peut être constitué. Telle est la véritable définition du dossier. La fiche en est la clé de voûte. J. Edgar Hoover a découvert l’importance capitale de l’indexation lorsqu’il a participé — dans le cadre de ses études supérieures — à l’élaboration du catalogue de la bibliothèque du Congrès.
Bien des années plus tard, le Bureau inventa les dossiers « à ne pas enregistrer ». Leurs éléments ne devaient pas être répertoriés et pouvaient, par conséquent, être dissimulés. Un dossier pouvait être qualifié de « temporairement au point mort » (open dead) lorsqu’il concernait des personnes sur lesquelles le Bureau ne souhaitait pas enquêter mais qui, « un jour, pourraient faire l’objet d’une enquête ». Aujourd’hui, pour certains documents, le FBI utilise plutôt l’appellation « Avis informel — à ne pas conserver ». De plus, par mesure de sécurité, le Bureau a souvent deux dossiers sur le même sujet, dont l’un est conservé sous un autre nom. Il est donc particulièrement difficile de le consulter, sauf pour l’agent du FBI qui en a été l’instigateur. Comme me l’a indiqué un agent du FBI que j’appellerai l’agent « X », « il faut bien que les informations recueillies par l’informateur figurent quelque part. Mais on n’a pas forcément envie que la terre entière soit mise au courant ».
[…] Comme me l’a indiqué l’agent du FBI, l’un des principaux problèmes auquel est confronté le chercheur est le suivant : « On est constamment en présence d’informations contradictoires. Quantité de fausses informations figurent dans les dossiers. L’exactitude des renseignements réunis dépend beaucoup de la façon dont les questions sont posées par l’agent. » Clarence McKelly, directeur du FBI de 1972 à 1978, précise en outre dans un article que « la plupart des rapports étaient rédigés, puis réécrits, raturés, relus et révisés une bonne douzaine de fois avant d’être envoyés. L’exactitude des faits observés était rarement l’objectif recherché. Quasiment tous les agents du Bureau étaient effrayés de dire la vérité à Hoover. Ils craignaient que cela ne le fâche, et redoutaient l’inévitable punition. Ainsi, Hoover fondait souvent son opinion à partir d’informations tronquées ».
Natalie Robbins, le FBI et les écrivains (1992)
Traduction de Pierre Saint-Jean et Elisabeth Kern,
Albin Michel, 1997
Les filiations secrètes (suite)
Macadam à deux voies (Two-Lane Blacktop) de Monte Hellman (1971)
On écoutera avec beaucoup d’intérêt Bernard Benoliel et Jean-Baptiste Thoret présenter leur livre Road Movie, USA (Hoëbeke) au micro de l’émission Projection privée de Michel Ciment (France-Culture). Non seulement les deux compères inscrivent avec brio ce genre paradoxal dans la géographie, l’histoire et la culture américaines, mais ils circulent avec aisance dans l’ensemble du cinéma américain en multipliant les croisements féconds, les rapprochements inattendus et stimulants. On y gagne des aperçus neufs sur Ford et Chaplin, la manière dont le cinéma des années 1970 réinvestit des thématiques élaborées dès les années 1930, la généalogie du road movie, dont le tandem aperçoit les prolégomènes jusque dans le Magicien d’Oz et — grand moment de l’entretien — les cartoons de Chuck Jones mettant en scène Bip Bip et Coyote, vus comme la quintessence existentielle et théorique du genre, au carrefour du western et de Samuel Beckett (!). On peut écouter l’émission ici ou la télécharger ici durant un temps limité.
Rappelons si nécessaire qu’on ne perdra pas son temps en lisant les ouvrages de Jean-Baptiste Thoret sur l’« effet Zapruder » et le cinéma américain des années 1970, et les essais toujours vifs et stimulants de Bernard Benoliel sur l’Homme de la plaine d’Anthony Mann, Clint Eastwood et Bruce Lee.
Road Runner et Wile E. Coyotte, ou la rencontre du western et de Beckett
rororo
Toujours dans le Penguin Collector de juin 2011, un intéressant article de Thomas Schröer sur l’équivalent allemand de Penguin et de Marabout : la collection de poche rororo, qui existe encore aujourd’hui. Lancée au lendemain de la Deuxième Guerre par Heinrich Maria Ledig-Rowohlt — fils de l’éditeur réputé Ernest Rowohlt, fondateur en 1908 de la maison Rowohlt Verlag —, elle a une histoire curieuse.
Dans l’Allemagne de l’après-guerre que se partagent quatre forces d’occupation, les Américains et les Anglais sont soucieux de relancer la vie culturelle, dans laquelle ils voient un facteur de démocratie. (Billy Wilder avait des anecdotes très drôles à ce sujet, mais je ne retrouve plus l’entretien où il les raconte.) Très vite, des licences sont octroyées à des éditeurs de livres ou de journaux non compromis avec le régime nazi. Ledig-Rowohlt obtient la sienne en 1945. Le papier est alors une denrée rare et strictement contingentée. 60 % des quotas sont réservés à l’impression de journaux et 40 % à l’édition de livres. Pour contourner ces limitations, Ledig-Rowohlt a l’idée astucieuse de faire imprimer ses livres sur presses rotatives. Ce seront dans un premier temps de petites brochures de trente-six pages au format poche reproduisant chacune une nouvelle d’un auteur étranger (le plus souvent américain ou anglais).
En 1947, fidèle à sa devise (« le plus de texte sur le moins de papier possible, au coût le plus bas »), Ledig-Rowohlt lance la collection RoRoRo (Rowohlt Rotations-Romane), au format journal. Un roman complet composé sur trois colonnes tient dans une quarantaine de pages. Vingt-cinq de ces romans-journaux paraissent au cours des trois années suivantes. Ils sont vendus au prix symbolique d’une cigarette — en un temps où les cigarettes servent encore couramment de monnaie d’échange.
En 1950, RoRoRo devient rororo. Toujours imprimés sur rotatives, les livres reviennent au format poche sous une reliure bon marché constituée d’une pièce de toile encollée au dos des volumes. Leur succès est immédiat ; les tirages s’envolent. Pour minimiser encore les coûts de production, les livres contiennent fréquemment des pages de publicité que l’éditeur s’ingénie à lier à leur contenu. Par exemple, dans Das Schicksal der Irene Forsyte (The Man of Property de John Galsworthy, premier volume de la Dynastie des Forsyte), sur la page en vis-à-vis d’un passage où le vieux Jolyon Forstyte s’allume une clope, s’étale une publicité pour les cigarettes Fox. Le catalogue de la collection est constitué aux deux tiers d’auteurs étrangers, essentiellement américains, anglais et français, le lectorat allemand se montrant avide de littérature étrangère dont il a été longtemps sevré.
À l’instar des Penguin et des Marabout de la grande époque, les rororo des années 1950-1960 ont leurs collectionneurs acharnés. Un élément propre à déclencher ce réflexe de la collectionnite, ce sont les couvertures illustrées qui assurent à la série son unité visuelle. Celle-ci est d’autant plus marquée que ce sont deux illustrateurs qui ont réalisé à eux seuls les trois cent cinquante premières couvertures de la collection. Ils se nommaient Karl Gröning Jr et Gisela Pferdmenges, et tous deux venaient curieusement du monde du théâtre (le premier était décorateur et la seconde costumière). Leur style graphique est parent de celui des premiers Livre de Poche qu’Henri Filipacchi lançait à la même époque en France avec le concours de Guy Schoeller (dans les deux cas, l’illustration plein bord court sur la première et la quatrième de couverture).
Edmund Crispin
Bon an mal an, la Penguin Collectors Society publie deux numéros de sa revue. Il y a toujours des choses intéressantes à y glaner pour qui aime farfouiller dans les recoins de la petite histoire littéraire.
Dans la livraison de juin 2011, John Bowen exhume de l’oubli Edmund Crispin (de son vrai nom Bruce Montgomery), figure ultra-mineure de l’après-guerre dont le parcours de dilettante a néanmoins quelque chose d’emblématique. Formé à Oxford où il assurait la fonction d’organiste et de chef de chorale, vêtu avec une élégance un peu voyante, Crispin caressa le rêve de devenir compositeur mais sa carrière musicale ne décolla jamais. Son projet de grand opéra n’alla pas plus loin que le premier acte et l’opéra de chambre qu’il écrivit avec son condisciple et ami Kingsley Amis ne connut pas le baptême de la scène. Il se reconvertit dans la musique de films et composa la bande originale de plusieurs comédies populaires des années 1950. Il écrivit également le scénario de l’une d’entre elles, Raising the Wind (Gerald Thomas, 1961).
C’est l’époque, en caricaturant, où tout Anglais éduqué avait deux métiers, le sien et auteur de romans policiers. Crispin en publiera neuf, ainsi que deux recueils de nouvelles. Il buvait, beaucoup. Il but de plus en plus. L’alcoolisme finit par avoir raison de ses dons, si bien que passé les années 1950 il n’écrivit plus guère que des comptes rendus de romans policiers et de science-fiction pour le Sunday Times. Il épousa tardivement sa secrétaire et emménagea dans le Devon, d’où il donnait de longs coups de fil incohérents à ses amis. Il mourut d’une crise cardiaque en 1978, à l’âge de cinquante-six ans.
Les romans de détection de Crispin appartiennent au sous-genre du whodunit universitaire où s’illustra notamment Patrick Quentin, mais ils traitent les conventions policières avec une légèreté qui frôle la parodie. Leur héros, l’excentrique et fantasque Gervase Fen, est comme il se doit un détective amateur. Professeur de littérature anglaise à Oxford, il est lui-même auteur de romans policiers. C’est le moment de signaler que Montgomery avait emprunté son pseudonyme d’Edmund Crispin au personnage d’un roman policier de Michael Innes — on nage dans le référentiel jusqu’au cou ! De fait, les romans de Crispin sont truffés d’allusions littéraires et musicales. L’auteur ne se refuse ni les private jokes, ni le pastiche d’une pièce prétendument perdue de Shakespeare, ni les clins d’œil métafictionnels. Outre cet humour désinvolte qui fait, selon Bowen, l’essentiel de leur charme suranné, ils se caractérisent par un goût immodéré pour les cryptogrammes et les mystères impossibles (dont l’inévitable mystère en chambre close), aux solutions compliquées parfois tirées par les cheveux.
Six des romans de Crispin ont été réédités l’an dernier chez Vintage. Deux d’entre eux ont été traduits en français 1. Selon plusieurs avis convergents, le meilleur du lot serait The Moving Toyshop (non traduit) : un jeune poète découvre le corps d’une vieille dame dans un magasin de jouets. Le lendemain, ce n’est pas seulement le cadavre qui a disparu, mais la boutique tout entière. On se promet d’aller y voir.
1 Un corbillard chasse l’autre (Frequent Hearses) et Prélude et mort d’Isolde (The Case of the Gilded Fly), publiés au Masque.
À vos agendas
Monomane de la papeterie et compulsif du carnet, on n’aura pas résisté non plus à l’acquisition de cet agenda de format A6 cousu main au point de chaînette sous une couverture découpée dans un plateau de jeu de Scrabble. Les pages de garde proviennent de vieux atlas. Cette bien jolie chose est l’œuvre d’Emma, alias acacia360, qui réalise pour son plaisir ou sur commande des carnets, agendas et keepsakes à partir de livres et imprimés divers de récupération. On est tombé voici quelques jours sous le charme de son travail, découvert sur son blogue. Les agendas sont disponibles au format A5 ou A6, sous couverture Scrabble, Cluedo ou Monopoly.