Poche restante

Rome, dans l’immédiat après-guerre. Dans un palais sombre et décati un vieux prince fort dévot vit dans le dénuement en compagnie de son fidèle serviteur, indifférent au monde qui change autour de lui. Sora Bice est la concierge du palais.

Dans ce palais il parvenait bien peu et bien rarement de courrier, et le peu qui y arrivait le faisait de façon importune, inattendue, brutale, hostile, et représentait un des multiples et inutiles chagrins de cette malheureuse existence. La lettre dormait pendant des journées entières dans une petite caisse à côté de la porte, tombant parfois derrière elle, engloutie par l’éternité. Ou alors le chat se mettait à jouer avec jusqu’à la réduire en charpie. Un beau chat noir aux yeux d’or, fameux chasseur de rats dont le palais débordait de la cave au grenier, et que sora Bice faisait asseoir de préférence au milieu de la table, un lieu que lui-même affectionnait par-dessus tout, et où il trônait avec des airs de la plus haute importance, soit que sora Bice se trouvât seule à tricoter, soit qu’elle fût en compagnie de ses amies, en particulier lorsque le soir elles disaient ensemble leur rosaire. Lorsque arrivait un télégramme, il représentait l’ennemi numéro un. Un télégramme ? Qu’est-ce donc que ce petit monsieur qui est si furieusement pressé ou prétend l’être ? Les hommes peuvent-ils être inconsidérés au point d’être pris de furie ? Cet hôte malavisé et prétentieux était relégué dans une attente illimitée au fond de la boîte. C’est comme ça qu’on leur apprend, à ceux qui sont trop pressés. Et comme tous les habitants du palais étaient du même moule et de la même pâte, il n’arrivait jamais à sora Bice d’être reprise ou tancée par qui que ce fût ; tous l’approuvaient et l’admiraient inconditionnellement. Son autorité n’était pas discutée.

Aldo Palazzeschi, Un prince romain (Roma, 1953).
Traduction de Gérard Loubinoux.
Le Promeneur, 1989.




La ville imaginaire dans la cité réelle

Il ne semble pas possible de rendre compte de l’évolution si rapide et si décidée de l’architecture du XVIe en Italie, sans faire intervenir les expériences, parfois décisives, constituées par les décors provisoires et fictifs des « fêtes ». Les grandes « entrées », comme celle de Léon X à Florence en 1515, amènent l’insertion d’une ville imaginaire dans la cité réelle ; or, cette ville imaginaire est définie par des arcs de triomphe, des portiques, des édifices polygonaux, pyramidaux, etc., qui récapitulent les prestiges de l’architecture classique ; on en prend aisément une idée d’après les compositions de marqueterie figurant des « villes idéales » ou les panneaux peints imités de panneaux d’intarsio (à notre avis, il s’agit moins de compositions scéniques que de répertoires généraux de formes monumentales). Le trait essentiel de ces compositions est l’homogénéité du style et la pureté formelle. Les ensembles imaginaires ne sont pas de vagues rêveries ; ce sont des exercices abstraits, indispensables au réglage des styles. L’architecture des fêtes sera la première à en tirer parti, avant les réalisations monumentales qui ne seront souvent que la traduction durable des modèles occasionnels mais somptueux échafaudés pour les manifestations publiques. Si l’on examine de près la transformation progressive des cités à la Renaissance, il est clair que l’urbanisme imaginaire a toujours précédé les réalités et que l’un des ressorts concrets des fictions architecturales utiles était le stimulant des apparati.

André Chastel, « Palladio et l’art des fêtes » (1960),
dans Palladiana, Gallimard, « Arts et artistes », 1995.


P. A. Da Modena, marqueterie, v. 1489.
(Padoue, Basilique Saint-Antoine)


Samedi 4 août 2018 | Grappilles | Aucun commentaire