Rome, dans l’immédiat après-guerre. Dans un palais sombre et décati un vieux prince fort dévot vit dans le dénuement en compagnie de son fidèle serviteur, indifférent au monde qui change autour de lui. Sora Bice est la concierge du palais.
Dans ce palais il parvenait bien peu et bien rarement de courrier, et le peu qui y arrivait le faisait de façon importune, inattendue, brutale, hostile, et représentait un des multiples et inutiles chagrins de cette malheureuse existence. La lettre dormait pendant des journées entières dans une petite caisse à côté de la porte, tombant parfois derrière elle, engloutie par l’éternité. Ou alors le chat se mettait à jouer avec jusqu’à la réduire en charpie. Un beau chat noir aux yeux d’or, fameux chasseur de rats dont le palais débordait de la cave au grenier, et que sora Bice faisait asseoir de préférence au milieu de la table, un lieu que lui-même affectionnait par-dessus tout, et où il trônait avec des airs de la plus haute importance, soit que sora Bice se trouvât seule à tricoter, soit qu’elle fût en compagnie de ses amies, en particulier lorsque le soir elles disaient ensemble leur rosaire. Lorsque arrivait un télégramme, il représentait l’ennemi numéro un. Un télégramme ? Qu’est-ce donc que ce petit monsieur qui est si furieusement pressé ou prétend l’être ? Les hommes peuvent-ils être inconsidérés au point d’être pris de furie ? Cet hôte malavisé et prétentieux était relégué dans une attente illimitée au fond de la boîte. C’est comme ça qu’on leur apprend, à ceux qui sont trop pressés. Et comme tous les habitants du palais étaient du même moule et de la même pâte, il n’arrivait jamais à sora Bice d’être reprise ou tancée par qui que ce fût ; tous l’approuvaient et l’admiraient inconditionnellement. Son autorité n’était pas discutée.
Aldo Palazzeschi, Un prince romain (Roma, 1953).
Traduction de Gérard Loubinoux.
Le Promeneur, 1989.