Entre de nombreux livres sur l’art italien et l’art français, les cours et les conférences, la fondation de revues, la participation à des sociétés savantes, le pilotage de grands travaux éditoriaux (la traduction en douze volumes des Vies de Vasari, notamment), André Chastel trouva encore le temps d’écrire quelques milliers d’articles. Les éditions de Fallois ont réuni en deux volumes un choix de textes parus dans le Monde des années 1950 à la fin des années 1970. De leur côté, les éditions du Patrimoine ont publié une anthologie de chroniques sur l’architecture et le patrimoine, autre cheval de bataille de Chastel, qui fut à l’origine, avec Marcel Aubert, de la création de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France.
Les articles rassemblés dans Reflets et regards portent sur des problèmes généraux (les faux, la restauration), des questions de style et de méthode, les fresques, la miniature, le vitrail et le dessin. Dans le Présent des œuvres, il est essentiellement question de peinture, du XIVe au XVIIIe siècle (Italie, Flandres, Pays-Bas, Allemagne, Europe centrale, France).
Rédigés à l’intention d’un lectorat nullement spécialiste, ces textes confirment combien Chastel fut non seulement un grand historien d’art mais aussi un grand prosateur. Et l’on admire la clarté et l’élégance avec laquelle, à l’occasion d’expositions sur un artiste, un courant, une école, il ressaisit en quelques feuillets un « état de la question ». On sent là derrière le savoir et l’expérience de regardeur de toute une vie, un rapport informé et vivant aux œuvres qui se retrempe à leur contact et produit des synthèses personnelles et limpides qui n’ont rien de professoral. À « cette discipline qu’on nomme l’histoire de l’art », écrit Chastel, « il faut une alliance difficile du savoir, de l’intuition et de la critique. […] Il est bon que l’on sache à quel point notre connaissance de l’art est suspendue à des énigmes. » Le préambule au compte rendu d’une exposition de Vermeer développe ce point de vue :
Il y a, chez presque tous les amateurs de peinture, une aspiration à se libérer de l’histoire. L’appareil de la critique et le jeu minutieux de l’attribution ont leurs fanatiques : on traite avec les documents, on circule au milieu des œuvres célèbres et des pièces inconnues, d’où parfois une merveilleuse familiarité avec le métier de chaque époque, les ressources de chaque milieu et les trouvailles des maîtres. Mais ce travail accompli, même s’il est décisif, laisse au connaisseur scrupuleux comme un regret de n’être pas resté face à face avec l’œuvre seule et l’avoir trop contournée du dehors. Tout l’enseignement de Max Friedländer, qui fut le plus savant des « experts » de la peinture septentrionale, revenait à inviter finalement le connaisseur à ne pas lâcher la proie pour l’ombre, à ne pas oublier ce moment unique, voluptueux, fugitif où Claudel disait que « l’œil écoute ».
Chastel savait aussi donner à voir une ville, un paysage, et cette introduction à un article sur la peinture génoise donne l’envie irrépressible de se téléporter sur les lieux:
Gênes est à part. Ce n’est ni la splendeur immédiate de Venise ni la familiarité étourdissante de Naples, mais quelque chose d’incroyablement dense, attirant et dérobé. Reliant les ressauts du site couverts de quartiers noués sur d’anciennes forteresses médiévales, l’armature interne est très forte : elle tient toujours. La ville est verticale et toute en superpositions. De place en place, l’épaisseur cède et permet le déploiement d’aménagements urbains surprenants, créant à mi-pente le repos d’un niveau monumental qu’établit une église, une façade.
L’admirable strada nuova – intacte sous le nom de via Garibaldi – est peut-être la première voie à ordonnance complète de l’histoire de l’urbanisme ; les palais déploient en vis-à-vis bien réglés leurs structures de portiques et de terrasses : c’est là l’œuvre des XVIe et XVIIe siècles, grande époque pour la ville, qui avait abandonné la tutelle française pour se ranger auprès de la maison d’Autriche. Elle se trouve amenée à jouer ainsi une partie originale et passablement méconnue dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde « baroque ».
Pour faire connaissance avec André Chastel, on recommande le beau portrait réalisé en 1990 par Edgaro Cozarinsky.