La bibliothèque d’Ardis (1)

Ada n’avait point libre accès à la bibliothèque. Selon le dernier catalogue imprimé (1er mai 1884), elle abritait 14 841 volumes. Même cette énumération aride, Mlle Larivière préféra la soustraire aux mains de sa petite élève – « pour ne pas lui donner des idées ». Sans doute, sur les rayonnages qui lui appartenaient en propre, Ada avait-elle rangé à côté de ses livres de classe des ouvrages de taxologie entomologique et botanique et quelques romans populaires fort innocents, mais il était entendu qu’elle ne devait point bouquiner sans surveillance dans la bibliothèque. Pis encore, chaque ouvrage qu’elle empruntait pour lire au lit, ou dans la tonnelle, était obligatoirement contrôlé par son mentor et signalé avec le nom, la date (imprimée au timbre de caoutchouc) et la mention « en lecture », dans le fichier que tenait dans un scrupuleux désordre Mlle Larivière, et dans un ordre quasi monstrueux (avec insertions de notes interrogatives, de signaux de détresse, voire d’imprécations, le tout inscrit sur des morceaux de papier rose, rouge ou violet) un cousin de la demoiselle, Monsieur Philippe Verger, vieux garçon malingre, d’un mutisme et d’une timidité maladives, qui venait fouiner dans la bibliothèque d’Ardis une fois tous les quinze jours pour quelques heures d’un labeur obscur et silencieux – tellement silencieux, en vérité, que certain jour où la grande échelle de la bibliothèque se prit à décrire dans l’espace, avec une lenteur surnaturelle, un arc de trajectoire rétrograde, monsieur Verger, qui occupait le plus haut point du système et serrait dans ses bras un moulin de volumes, atterrit sur le dos avec son échelle et ses livres, en faisant si peu de bruit que la coupable Ada, qui se croyait seule (et feuilletait, l’un après l’autre, les tomes si décevants des Mille et Une Nuits), prit la chute de M. Verger pour l’ombre d’une porte ouverte en tapinois par quelque eunuque aux chairs molles.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’Ardeur (1969).
Traduction de Gilles Chahine
avec la collaboration de Jean-Bernard Blandenier.
Fayard, 1975.

Le ralenti surnaturel de cette chute d’échelle de bibliothèque et de son occupant évoque irrésistiblement un gag de Blake Edwards. Des images de Blind Date reviennent à la mémoire.


Mardi 21 janvier 2020 | Bibliothèques |

2 commentaires
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Ne pas oublier cette précision magique: ” traduction revue par l’auteur”. Avec celle d’Ulysse supervisée par Larbaud et revue par Joyce, c’est une de ces “supervisions délicieuses” et en partie imaginaires grâce auxquelles la traduction devient une catégorie du bureau des légendes.

Commentaire par Luc Dellisse 01.17.21 @ 2:10

D’autre part le nom d’Ardis déclenche dans la mémoire ce distique (lui aussi revu par l’auteur):
” Et la floraison sans fois agrandie/
Ô mon Ardis, de tes jacarandas!”

Commentaire par Luc Dellisse 01.17.21 @ 2:13



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