L’hôtel Africa House conserve d’autres vestiges de son passé de club anglais. […] Mais le tabernacle, le Saint des Saints de l’Africa House, c’est sa bibliothèque, un millier de volumes, peut-être plus, rangés à l’intérieur d’une pièce où plus personne, semble-t-il, ne met jamais les pieds. De quoi esquisser une archéologie des références littéraires de plusieurs générations de fonctionnaires britanniques, entre l’établissement du protectorat, en 1890, et l’indépendance du territoire en 1963. Et certainement beaucoup plus de livres qu’aucun d’entre eux n’en lut jamais. À l’usure des reliures, à la flétrissure des pages, un chercheur assidu pourrait même déterminer ceux qui eurent le plus de succès, des nombreux mémoires diplomatiques ou militaires, des ouvrages sur Napoléon envisagé principalement sous l’angle de la défaite et de la relégation à Sainte-Hélène, de la relation de ces fameuses amours de Katherine O’Shea et de Charles Stewart Parnell qui devaient coûter à ce dernier sa carrière politique, des Mémoires de la comtesse de Boigne, de l’essai d’un certain J. W. Gregory, publié en 1925, intitulé The Menace of Colour, et développant une théorie raciste assez paradoxale qui préconise à la fois la ségrégation des masses et la libre circulation des élites, des lettres de Charles Darwin, de l’édition originale des Seven Lamps of Architecture de John Ruskin, des Lundis de Sainte-Beuve ou de Vingt Ans après… Je tiens à préciser qu’en dépit de tentations très vives, que je m’efforçais de justifier par la dégradation de cette bibliothèque et son inutilité flagrante aussi longtemps que personne à Zanzibar ne se souciera des jugements de Sainte-Beuve ou des sentiments de la comtesse de Boigne, je n’en ai pas retranché un seul volume, et que si un collectionneur tirait parti de ces indications pour mettre la bibliothèque de l’Africa House au pillage, sa maison serait dite anathème et sa descendance maudite au moins jusqu’à la septième génération. Enfin, il serait digne d’être nommé le porc de l’Afrique australe. Car cette bibliothèque, malgré tout, est entourée d’un certain respect, ses livres ne sont pas dispersés, et rien ne permet d’affirmer que ceux qui le méritent ne retrouveront pas un jour des lecteurs attentifs, quand bien même ils ne seraient que deux ou trois.
Jean Rolin, la Ligne de front. Quai Voltaire, 1988.
4 commentaires
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Je suis tombé raide dingue de Jean Rolin avec ce bouquin, et n’ai depuis jamais manqué une de ses nouveaux livres. Il manie avec une classe incomparable une chose totalement (à une poignée d’exceptions près) absente de la “production littéraire” actuelle : l’humour.
Commentaire par hrundi v. bakshi 02.01.20 @ 12:47J’avancerais volontiers que Jean Rolin est le meilleur écrivain français contemporain. Quand on a lu un de ses livres, on a envie de lire tous les autres. C’est aux billets de l’Éditeur singulier ici présent que je dois sa découverte. Je ne l’en remercierai jamais assez. Je viens seulement de mettre la main sur la Ligne de front, qui s’est révélé être l’un des meilleurs livres de son auteur.
Merci pour le lien vers l’entretien.
Pour me faire plaisir, ça me fait plaisir - de vous avoir permis de découvrir JR !
Commentaire par hrundi v. bakshi 02.03.20 @ 6:03
Merci pour ce régal !
Je tiens Jean Rolin pour l’un des meilleurs écrivains français contemporains, avec Jean Echenoz et Pascal Quignard. Son souci de la plus extrême précision requiert du lecteur une concentration soutenue qui se trouve toujours récompensée par une réjouissance extrême.
L’explosion de la durite est réellement un sommet, et le gaillard est bourré d’humour — comme les paresseux pourront le constater en écoutant son entretien de 2017 avec Olivia Gesbert.
Commentaire par George Weaver 01.31.20 @ 11:35