Lectures expresses

Pere Gimferrer, Interlude bleu (Interludio azul, 2006). Traduit de l’espagnol par Christophe David. Le Promeneur, 2009.

Un homme et une femme se sont aimés en 1969 ; puis se sont perdus de vue et ont fait leur vie chacun de son côté. Un hasard les fait se retrouver trente-cinq ans plus tard. Non, ce ne sera ni un second coup de foudre ni un remake de la Femme d’à côté, quoique la tension passionnelle demeure latente entre ces deux êtres que caractérise une grande lucidité. Le narrateur est écrivain. Son récit est saturé de références littéraires et cinématographiques (de Douglas Sirk à Jacques Tourneur en passant par Mitchell Leisen et Alain Resnais). Non par pédantisme mais parce qu’il est de ces êtres chez qui la fréquentation des œuvres se confond avec le tissu intime de l’existence, de sorte qu’à tout moment s’impose à sa mémoire le souvenir d’un vers, d’une ambiance de film faisant écho à sa vie présente. Au début, on est plutôt envoûté par ce monologue procédant par longues phrases sinueuses épousant les circonvolutions de la pensée du narrateur. Et puis, on finit par se demander où l’auteur veut en venir. Mais çà et là surgissent de beaux poèmes en prose :

Les rues nous emmènent à la rencontre de nous-mêmes, comme si la nuit barcelonaise était la nuit antillaise de tabac et de tambours de Vaudou de Jacques Tourneur, comme si le plein jour barcelonais était cette aube « claire et belle », avec le silence aujourd’hui inconcevable de l’aubade médiévale, dans laquelle Tirant sort à la recherche peut-être de Camesina, parce que notre histoire est aussi un roman de chevalerie, et nous marchons, hypnotisés par nous-mêmes – par ce que nous sommes, et par nos mots, dits comme s’ils étaient des talismans –, sans pesanteur à travers les trottoirs, transportés, hallucinés et pourtant, en même temps, horriblement lucides : c’est C., c’est moi, c’est nous deux, côte à côte, main dans la main, enveloppés dans la coquille noire de la nuit, dans la lumière fausse des néons, dans le masque de cire ou le grand masque de liège de la tombée du jour. Il commence à faire sombre : en même temps en 1969 et aujourd’hui.

 

Benoît Duteurtre, Dictionnaire amoureux de la Belle Époque et des Années folles. Plon, 2022.

Généralement peu client de la formule des dictionnaires amoureux, j’ai été séduit par le livre que consacre Benoît Duteurtre aux années 1890-1930. À cela, plusieurs raisons. La plume fluide de l’auteur confère à la lecture autant d’intérêt que d’agrément. Sa maîtrise du sujet ne fait aucun doute, en particulier sa culture musicale qui embrasse le spectre entier du genre, depuis la musique savante jusqu’au café concert. Richard Strauss, Duke Ellington et Dranem sont traités avec une égale compétence – et une égale sympathie. L’indifférence aux frontières entre les arts, à la hiérarchie scolaire des genres, l’attention aux croisements esthétiques et sociaux auxquels l’époque fut propice suggèrent de même des rapprochements qui l’éclairent tout entière : « Le plaisir du jeu, le sens de l’ironie qui inspirent Apollinaire ou Ravel, Maurice Leblanc les a appliqués au roman policier. » On pourra regretter le point de vue franco-centré et s’étonner de quelques absences mais l’approche subjective est la loi du genre ; et si l’auteur emploie fréquemment la première personne pour exprimer une préférence ou évoquer les circonstances d’une découverte, on lui sait gré de ne pas se faire valoir aux dépens de son sujet. Enfin, une idée anime le livre, un point de vue unifie le désordre obligé des notices. On a coutume d’opposer terme à terme la Belle Époque et les Années folles, le foisonnement végétal du modern style et la ligne claire de l’Art déco. Benoît Duteurtre s’emploie au contraire à mettre en valeur la continuité qui unit ces deux époques, de part et d’autre de la grande saignée de la Première Guerre mondiale.


Dimanche 5 mars 2023 | Au fil des pages |

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