Mystification

L’un des plaisirs de l’amateur de livres d’occasion est celui qui consiste à trouver, entre deux pages de ses emplettes, quelque ephemera oublié : ticket de métro ayant servi de signet, billet de concert, liste d’épicerie, carte postale, feuillet publicitaire à la typographie désuète, pense-bête arraché à un carnet à spirale, voire même, plus rarement, un petit mot d’amour. Trouvaille minuscule, dépourvue de valeur marchande, chargée cependant d’une émotion légère. Notre exemplaire a eu une vie avant d’atterrir dans la nôtre. Une autre lectrice, un autre lecteur – peut-être morts à présent – l’ont tenu autrefois en main et y ont déposé cette trace modeste de leur existence. On leur imagine un visage, un caractère, un destin.

C’est en pensant à ce plaisir que naquit un jour dans mon chef un projet. Celui de collecter de tels bouts de papier sans valeur au fur et à mesure que je les rencontrais dans mes déambulations : feuillet annonçant une brocante ramassé sur le trottoir, tickets de caisse abandonnés sur le parking d’un supermarché, mes propres billets de cinéma… Puis d’en truffer au hasard quelques volumes lors de mes visites dans les librairies d’occasion. Ce faisant, je n’ignorais pas me livrer à une mystification – certes inoffensive ; mais mystification tout de même, propre à fausser les recherches de tel anthropologue du futur qui entreprendrait, sur base d’un corpus de quelques milliers de livres d’occasion, de dresser l’inventaire de ces documents éphémères, d’en établir la fréquence statistique et d’en tirer des conclusions définitives sur les usages de la lecture au début du XXIe siècle. Cependant, la pointe de culpabilité (enfin, n’exagérons rien) s’effaçait vite devant la pensée de la petite joie que j’allais procurer à d’autres amateurs de livres d’occasion, mes semblables, mes frères, lorsqu’ils découvriraient, entre les pages d’un livre fraîchement acquis, la surprise que j’y avais semée.

 

Ce texte est une pure fiction. Mais ça donne des idées.


Lundi 7 août 2023 | Broutilles |

3 commentaires
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Quelle idée magnifique !
Moi qui ne parviens pas à me résoudre à jeter mes tickets de cinéma ni mes listes ou factures de courses, voilà un emploi tout trouvé !

Cela me rappelle la mystification jubilatoire — quoique un peu plus sombre — à laquelle se livraient à Londres <a href=https://fr.wikipedia.org/wiki/Joe_Orton et son amant Kenneth Halliwell. Elle est rapportée par Orton lui-même dans son journal mais surtout connue par la belle adaptation qu’a réalisée Stephen Frears du destin tragique de ce jeune dramaturge : Prick Up Your Ears (1987).

Orton et Halliwell empruntaient fréquemment des livres pour enfants à la bibliothèque municipale du quartier puis découpaient des mots dans le journal pour les coller soigneusement sur certaines pages, de manière à transformer d’innocents passages pour bambins en pornographie de haut vol, et ce de façon quasi invisible, avant de rendre sagement les ouvrages à la bibliothécaire…
Alertée par des parents scandalisés, celle-ci porta plainte et ils furent condamnés en 1962 à six mois de prison.

Commentaire par George Weaver 08.08.23 @ 5:33

Oups, j’ai confondu la fin de la balise et le nom de l’auteur, Joe Orton !

Commentaire par George Weaver 08.08.23 @ 5:35

Merci. Toujours friand de ce genre de mystification.
Curieusement, quoique aimant bien Stephen Frears, j’avais loupé ce film en son temps. Je vais le faire remonter sur mes listes.
Item, j’ignorais tout du destin tragique de Joe Orton que vous me faites découvrir.

Commentaire par th 08.14.23 @ 12:23



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