Biographies miniatures

The retriving of these forgotten Things from oblivion in some sort resembles the Art of a Conjuror, who makes those walke and appeare that have layen in their graves many hundred years.

John Aubrey

Pour autant que cela nous occupe, nos idées générales peuvent être semblables à celles qui ont cours dans la planète Mars et trois lignes qui se coupent forment un triangle dans tout l’univers. Mais regardez une feuille d’arbre, avec ses nervures capricieuses, ses teintes variées par l’ombre et le soleil, le gonflement qu’y a soulevé la chute d’une goutte de pluie, la piqûre qu’y a laissée un insecte, la trace argentée du petit escargot, la première dorure mortelle qu’y marque l’automne ; cherchez une feuille exactement semblable dans toutes les grandes forêts de la terre : je vous mets au défi. Que tel homme ait eu le nez tordu, un œil plus haut que l’autre, l’articulation du bras noueuse ; qu’il ait eu coutume de manger à telle heure un blanc de poulet, qu’il ait préféré le Malvoisie au Château-Margaux, voilà qui est sans parallèle dans le monde. Aussi bien que Socrate, Thalès aurait pu dire : gnôthi seautón ; mais il ne se serait pas frotté la jambe dans la prison de la même manière, avant de boire la ciguë. Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l’humanité ; chacun d’eux ne posséda réellement que ses bizarreries.

Marcel Schwob, Vies imaginaires.

La biographie à l’anglo-saxonne se subdivise en deux espèces : la famille des pavés, et celle des vies brèves, dont on doit l’invention à John Aubrey (1626-1697).

Chez les premiers, une exhaustivité épuisante et souvent fastidieuse. Il y a, bien sûr, d’heureuses exceptions ; mais trop fréquemment l’empilement des faits et l’absence de mise en perspective aboutissent à un nivellement qui rabat sur le même plan le témoignage essentiel, la note de blanchisserie et la révélation mesquine.

La biographie brève est, au contraire, un art de la miniature, qui mêle le portrait moral à la collection d’anecdotes — ou plus justement suggère celui-là à travers celles-ci. Il s’agit, en un court récit soigneusement agencé, d’épingler quelques moments révélateurs qui, mieux qu’un inventaire exhaustif, font surgir sous nos yeux une silhouette et un caractère. De là un penchant prononcé pour les bizarreries et les excentricités qui font la singularité irréductible d’une existence. N’est-ce pas pour leurs gestes, leurs manies, une façon de sourire en coin ou de pencher la tête que nous chérissons nos proches ? Et n’est-ce pas la première chose qu’on oublie lorsqu’ils ont disparu ?

Ainsi la biographie brève fait-elle la part belle au hasard et au caprice, là où le pavé véhicule souvent, à son insu ou non, une vision déterministe de l’existence : on y apprendra — en caricaturant — que tel grand personnage a un complexe d’agressivité parce qu’à l’âge de dix ans il a reçu injustement une paire de gifles de son père. Au fond, en suivant son sujet à la trace durant 500 ou 700 pages, l’auteur de pavés se berce de l’illusion qu’on peut dire le tout d’une vie, et par là saisir la vérité d’un être. Tandis que, dans son caractère partiel et lacunaire, la biographie brève semble plutôt faire écho à la précarité et à l’incomplétude fondamentales de toute vie humaine, qu’elle souligne et conjure à la fois : arrachant à l’oubli des petits riens négligés, comme l’écrit Aubrey, le microbiographe n’est pas seulement un magicien qui ressuscite des fantômes ; c’est un mélancolique qui dresse un rempart de mots contre la fuite du temps et la mort.

Cet art encore rudimentaire chez Aubrey, un Lytton Strachey l’aura élevé à son point de perfection. De consommés anglophiles en perpétuent aujourd’hui la tradition, de Patrick Mauriès à Javier Marí­as. Dans l’intervalle, de fins lettrés tels que Marcel Schwob et Jorge Luis Borges se sont emparés du genre, non sans l’infléchir en brouillant insidieusement la frontière entre la réalité et la fiction — comme pour suggérer que toute vie est peu ou prou une vie imaginaire.

***

Un choix succinct des Vies brèves d’Aubrey a paru chez Obsidiane en 1989. Les Vies imaginaires de Marcel Schwob sont disponibles dans de nombreuses éditions (L’Imaginaire, Garnier-Flammarion, Petite Bibliothèque Ombres, Phébus, Gérard Lebovici). De Lytton Strachey, on trouvera les Victoriens éminents chez Gallimard, et trois recueils au Promeneur : Cinq excentriques anglais, Scènes de conversation et la Douceur de vivre. Les biographies synthétiques de Borges sont recueillies dans le premier volume de ses Oeuvres complètes (Gallimard, La Pléiade, 1993). Les très belles Vies oubliées de Patrick Mauriès et les plus inégales Vies écrites de Javier Marías sont publiées chez Rivages.


Dimanche 4 mars 2007 | Au fil des pages, Choses anglaises |

2 commentaires
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Attiré par le titre - lieu solitaire ? - je vous découvre. Je crois reconnaître dans votre bannière la bibliothèque de Nemo : pauvre Pierre Aronnax (qui y trouve son oeuvre amendée par le capitaine (figure d’Hetzel ? comme le pensait M. Moré !!!)). Et puis Roussel et Martial Canterel, Schwob, Perec, Blavier… Bref, je suis heureux de me sentir en terrain un peu connu ! Je reviendrai sans doute.

Commentaire par Charles L. 03.06.07 @ 7:06

Bienvenue, et bien vu : c’est en effet la bibliothèque du Nautilus qui prête ses rayonnages à la bannière.

Commentaire par th 03.07.07 @ 11:23



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