Les riches heures de Roger Fry

Peintre, critique et historien d’art, Roger Fry (1866-1934) fut l’ami de Virginia Woolf au sein du groupe de Bloomsbury. Spécialiste de la Renaissance italienne mais également passionné par l’art de son temps, son principal titre de gloire est d’avoir introduit en Angleterre les œuvres de Cézanne, Van Gogh, Matisse et Picasso, au prix d’un scandale qui compromit à jamais ses espoirs de carrière professorale. Le philistinisme en matière d’art, Fry était bien placé pour le connaître. Fils d’un juge, il avait grandi dans une famille quaker qui le vit d’un mauvais œil abandonner ses études scientifiques pour se consacrer à la peinture. Il partit tenter sa chance aux États-Unis comme conservateur du Metropolitan Museum, déchanta vite (le récit de ses démêlés avec un millionnaire local est particulièrement savoureux), rentra à Londres où il vécut de journalisme et de conférences. C’était un esprit vif et curieux, qui avait la passion de la conversation et du débat d’idées. Outre son combat pour imposer la peinture post-impressionniste, il déploya une énergie infatigable à venir en aide aux jeunes artistes, en fondant notamment un atelier de design (meubles, céramique, tapis et papiers peints), dont le style novateur ne fut admis que bien plus tard, et exploité par des industriels qui surent en tirer meilleur profit. En un mot, il imprima, par son action et ses écrits, une marque souterraine mais durable sur l’art et le goût de son temps.

À sa mort, la sœur de Fry demanda à Virginia Woolf de lui consacrer un livre. D’abord réticente – le genre biographique n’était pas vraiment sa tasse de thé –, la romancière repoussa quelque temps le projet avant de se laisser prendre au jeu. L’écriture en fut passablement laborieuse ainsi qu’en témoigne son journal, mais au terme de l’aventure elle put avouer sa satisfaction : « Je ne peux m’empêcher de penser que j’ai attrapé une grande part de cet homme iridescent dans mon filet à papillon. » Roger Fry. A Biography fut le dernier livre de Woolf publié de son vivant. En raison de son caractère de commande, il occupe un statut particulier dans son œuvre et fut jugé avec sévérité par ses proches et ses exégètes. C’est sans doute ce qui explique – outre le fait que Fry soit pratiquement inconnu outre-Manche – qu’il aura fallu attendre soixante ans pour le voir traduit en français. Disons-le sans ambages, la lecture dément cette réputation injuste. Qu’on l’aborde comme un livre de Virginia Woolf ou comme le portrait d’une figure importante de la vie artistique anglaise, on y prendra un égal intérêt. Le talent de l’écrivain éclaire au mieux les multiples facettes d’un homme intègre et attachant, dont les échecs et les drames personnels (la maladie mentale et la mort de sa femme) n’entamèrent pas l’enthousiasme ni la capacité d’émerveillement.

Une anecdote, racontée dans les premières pages et reprise au fil du livre comme un leitmotiv, montre bien comment Woolf s’y prend pour cerner le noyau dur de la personnalité de Fry. Enfant, Roger pouvait s’absorber des heures dans la contemplation d’un touffe de pavots qui poussait dans le jardin familial, à attendre l’éclosion d’une fleur. Sa sœur aînée le surprit dans cette attitude et se moqua de lui, « comme le firent toutes les grandes personnes quand elles connurent l’histoire, car toutes les passions, même pour les pavots rouges, exposent au ridicule ». Si Fry s’affranchit par la suite d’une éducation rigide, cette « scène primitive » éclaire le conflit permanent qui se joua en lui entre la raison et la passion, et empêcha cet homme sensible et chaleureux, mais trop réfléchi, trop analytique, de devenir le grand peintre qu’il avait rêvé d’être – il fut assez lucide pour en avoir conscience et en souffrir. Loin de l’exhaustivité assommante qui est devenue la loi du genre, le délicat « filet à papillon » de Virgina Woolf a su de la vie de Fry capturer l’essentiel. C’est d’abord affaire d’écriture et l’on voit bien que la biographe n’oublie jamais, dans cette œuvre de commande, la romancière aux antennes ultra-sensibles qu’elle était avant tout. De sorte que ce livre, à l’instar de ceux de Lytton Strachey, autre membre du groupe de Bloomsbury, autre éminent biographe, se pose en contre-modèle exemplaire de presque tout ce qui s’écrit aujourd’hui en matière de biographies.

Virginia WOOLF, la Vie de Roger Fry (Roger Fry. A Biography). Traduction de Jean Pavans. Rivages-Poche, Bibliothèque étrangère n° 397, 2002, 360 p.


Samedi 10 mars 2007 | Au fil des pages, Choses anglaises |

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