Un canular

Pierre Louÿs avait un penchant prononcé pour le canular, et son ami Gide — qui marchait à tous les coups — en fit les frais plus souvent qu’à son tour. Si ma mémoire est bonne, c’est d’ailleurs une de ces mystifications, la goutte de trop qui fait déborder le vase, qui fut à l’origine de leur brouille définitive. Quoi qu’il en soit, on imagine avec une joie un peu sadique la tête du Gide recevant coup sur coup les lettres suivantes (lesquelles sont d’esprit tout à fait paludesque, comme pour élever la plaisanterie au carré). En 1894, Gide et Louÿs sont respectivement âgés de vingt-cinq et vingt-quatre ans.

1. Pierre Louÿs à André Gide

[jeudi, 13 décembre 1894]

Paludes est extraordinairement bien. Mon vieux, je suis dans une joie folle. C’est mille fois mieux que je n’espérais.
Seulement tu es un petit saligaud de l’avoir donné à Valéry d’abord et de lui avoir interdit de me le montrer ensuite. La seule chose qui me console, c’est qu’il ne l’a pas lu : il vient de me l’avouer.
Je suis donc le seul à le connaître.
Et il fallait que je fusse le seul.
Et il faut que je reste le seul.
J’ai bien réfléchi : si je l’enferme dans un tiroir, un jour ou l’autre je te le rendrai (mauvais moyen).
Si je le fais copier et que je détruise l’original… — même résultat.
Alors je vais faire un crime. Notre amitié, Gide, devait aboutir là. C’est une situation dramatique que Monsieur Polti n’a pas prévue : «l’œuvre du héros détruite par son ami». Et par pure amitié, note bien. Je ne détruirais pas les légumes de Monsieur Gabriel Trarieux ni les biftecks de Monsieur Barrès.
JE NE VEUX PAS que PERSONNE autre que moi lise Paludes. Je vais le relire une seconde fois et le brûler feuille à feuille, très avant dans la nuit.
Voilà qui sera une page intéressante de notre biographie. Mais tu ne mérites pas d’être mon ami si tu ne l’admires pas.

P.L.

Quelques notes posthumes qui seront intéressantes plus tard : Le manuscrit de Paludes était de cent vingt-deux pages 21 x 32 écrites au recto à l’encre noire. Les pages 40, 41, 43 sur papier teinté quadrillé au filigrane ; les autres sur vergé blanc non ébarbé.
L’œuvre se composait de six chapitres, plus un envoi, une alternative et une « table des phrases les plus remarquables de Paludes ».

2. Pierre Louÿs à André Gide

Même soirée. 2 h du matin.

Je n’ai pas besoin de te dire que, quand je t’ai écrit ma lettre d’il y a trois heures, je n’avais pas encore lu Paludes.

***

Extrait de la kolossale Correspondance à trois voix GIDE/LOUŸS/VALÉRY. Gallimard, 2004, 1679 p.


Lundi 19 mars 2007 | Les loisirs de la poste |

2 commentaires
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Tordant, mille mercis!!! Du coup, je relirais bien Paludes mais dans quelle pile ai-je bien pu le placer???

Commentaire par Charles L. 03.19.07 @ 8:21

C’est vraiment très drôle. Quel joyeux drille ce Pierre Louÿs…

Commentaire par Stance 03.28.07 @ 3:49



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