Westlake rides again

On en a tous rêvé, c’est arrivé à Josh. Un beau matin, il reçoit par la poste un chèque de 1 000 $ d’une compagnie qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Le mois suivant, rebelote, et pareil les mois d’après, et comme ça durant sept ans, sans explication. L’adresse d’expédition est incomplète sur l’enveloppe, il n’y a jamais de réponse quand il cherche à joindre ces gens au téléphone. Au début, Josh est intrigué, et vaguement embarrassé. Et puis il s’habitue et finit par trouver ça normal. C’est de l’argent facilement gagné, un agréable complément à son salaire, grâce auquel il peut s’installer dans la vie (il se marie, a un enfant), emménager dans un appartement plus vaste — les chèques continuent mystérieusement de le suivre à sa nouvelle adresse. Et puis un jour, il apprend enfin pourquoi il a été payé. Et il comprend sa douleur.

À force de fréquenter Westlake, on commence à identifier les quelques scénarios sur lesquels il brode des variations toujours nouvelles. Il y a le scénario « chasse au trésor » que se disputent des barjots diversement allumés, et cela donne l’excellent Aztèques dansants ou l’ennuyeux Château en esbroufe ; le scénario du « casse impossible », qui inspire aussi bien les aventures hard-boiled de Parker, signées Richard Stark, que leur parodie, la série des Dortmunder : dévaliser une ville entière ou un casino flottant, démonter un château pierre à pierre, voler une banque (pas le contenu du coffre : le bâtiment lui-même) ou un magot enterré au fond d’une vallée engloutie, etc. ; enfin le scénario du gars ordinaire qui cherche à se tirer du pétrin inextricable où il s’est fourré, et dont il est parfois l’instigateur. Ici l’on reconnaît le Pigeon d’argile, N’exagérons rien (ou les mésaventures criminelles d’un critique de cinéma, « Super noire » no 101 ; c’est épuisé, c’est tordant, ne le loupez pas si vous tombez dessus), Adios Schéhérazade, Mort de trouille et plusieurs autres.

Argent facile appartient à cette dernière famille. Le point de départ est formidable, la suite un thriller humoristique de très bonne tenue comme Westlake en a beaucoup écrit, avec des rebondissements inattendus et d’autres plus conventionnels, et dans lequel s’ébattent des personnages dangereux et pittoresques - depuis l’espion sur la touche devenu le chauffeur d’une vieille toquée jusqu’au comédien off-off-Broadway qui affronte des tueurs professionnels en recourant à la « Méthode ». Westlake a un métier considérable qui fait qu’on le lit toujours d’une traite — verve narrative, sens du dialogue, ironie constante, comparaisons désopilantes qui déboulent comme un chien dans un jeu de quilles. Mais comme on attend beaucoup de lui, on aimerait qu’il nous surprenne à tous les coups ; qu’il renoue avec le génie de l’énormité burlesque de ses grands jours, ou retrouve un sujet de la force d’Ordo ou du Couperet.

Tout en continuant à publier de l’inédit westlakien à jet régulier1, Rivages poursuit la réédition en poche de titres épuisés, dans des traductions revues et enfin complètes. Ainsi a reparu il y a quelques mois Pierre qui roule, très bon premier chapitre de la saga de Dortmunder (et, par parenthèse, le seul Dortmunder ayant donné lieu à une adaptation satisfaisante au cinéma : The Hot Rock/les Quatre Malfrats de Peter Yates [1972], disponible en dvd Z1 sans stf). Ainsi vient de ressurgir un titre longtemps introuvable et chéri des amateurs, qui se le refilaient depuis des lustres comme une bonne adresse.

Hommage aux soutiers besogneux de la littérature industrielle, Adios Schéhérazade occupe une place à part dans l’œuvre de Westlake. Ce livre délectable narre les déboires tragicomiques d’un auteur de romans pornos bas de gamme victime d’une panne d’inspiration. Universitaire raté, ancien livreur de bière, Edwin Topliss (topless ?) est devenu le nègre d’un autre polygraphe monté en grade (il écrit à présent des romans d’espionnage), auquel il doit fournir un manuscrit par mois. Sa femme est enceinte, le ménage vit au-dessus de ses moyens, il faut qu’il ponde son satané porno mensuel. Bref, son blocage le plonge dans une panade inénarrable dans laquelle il s’enfonce un peu plus à mesure qu’il cherche à se tirer d’affaire. Non seulement ses aléas sont irrésistibles, mais Westlake en profite pour parodier de réjouissante manière le grand poncif du roman moderne : le roman dans le roman, le roman-en-train-de-s’écrire-d’un-créateur-en-mal-d’inspiration, la scie du « je n’arrive plus à écrire et j’écris pour dire que je n’arrive plus à écrire », qui tire ici tout son sel d’être placée dans la bouche d’un pornographe de troisième ordre, plutôt que dans celle d’un littérateur d’avant-garde. Imaginez un 8 ½ mettant en scène un émule de John B. Root et qui serait réalisé par Billy Wilder, et vous aurez une idée du résultat. Chaque chapitre est un nouveau départ où le malheureux Topliss tente de commencer son pensum érotique, et se noie de plus belle dans les digressions et le ennuis d’amplitude croissante. Au passage, il nous dévoile toutes les ficelles du métier : les quatre canevas types d’un bon porno, l’art de tirer à la ligne pour atteindre les 150 000 signes standards en réinjectant dans l’ouvrage nouveau des morceaux d’anciens livres. C’est si bien observé qu’on jurerait que Westlake a fait ses classes dans le genre. L’intéressé s’en est mollement défendu. Reste qu’Adios Schéhérazade sent, comme on dit, le vécu. Rarement la solitude et l’angoisse d’un forçat de l’Underwood furent aussi bien dépeintes. Westlake vit de sa plume, il a publié plus de soixante-dix romans sous au moins huit pseudonymes pour nourrir ses sept enfants. De sorte qu’il est tentant de voir en Edwin Topliss son double malchanceux, chargé d’exorciser la hantise secrète de tout écrivain, quel que soit son talent : se retrouver du jour au lendemain à court d’imagination 2. Si vous cherchez un livre à emporter en vacances, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Donald WESTLAKE, Argent facile (Money for Nothing). Traduction de Mathilde Martin. Rivages/Thriller, 2007, 283 p.
Pierre qui roule (The Hot Rock). Traduction d’Alexis G. Nolent. Rivages/Noir n° 628, 2007, 300 p.
Adios Schéhérazade (id.). Traduction de Marcel Duhamel et Laurette Brunius. Rivages/Noir n° 650, 2007, 220 p.

1 Et il y a du boulot. Depuis Argent facile, paru en anglais en 2003, Westlake a publié un recueil de nouvelles (Thieves’ Dozen), deux Dortmunder (Watch Your Back ! et What’s so Funny ?) et trois Parker (Break Out, Nobody Runs Forever et Ask the Parrot). Comme il le dit lui-même dans sa bibliographie : « As the hunted boy said about Robert Mitchum in Night of the Hunter, “Don’t it never sleep?” »
2 Cette hantise reparaîtra quelque quinze ans plus tard dans le Contrat, roman par ailleurs fort décevant en raison d’une intrigue filandreuse dont on devine l’issue cent pages avant la fin (c’est si évident qu’on se dit que Westlake nous mène en bateau et nous surprendra au dernier moment par un retournement à sa façon ; et puis non). Mais le tableau des mœurs éditoriales américaines en dit aussi long qu’un essai d’André Schiffrin. Et la crise de créativité d’un auteur de best-sellers donne lieu derechef à des morceaux fort boyautants.


Dimanche 1 juillet 2007 | Rompols |

14 commentaires
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Grande nouvelle concernant Adios Schéhérazade. Je me suis précipité chez mon libraire dès la lecture de ton billet. A mon passage en caisse, une lectrice avisée, me gratifiant d’un large sourire approbateur, m’a également dit tout le bien qu’elle en pensait.

Je te donne mon sentiment dès que j’en achève la lecture. Je vais essayer de faire durer un peu le plaisir mais je doute de pouvoir résister longtemps.

Reste à attendre N’exagérons rien, l’autre Graal de mes recherches en bouquinerie…

Commentaire par Exit Option 07.04.07 @ 9:22

Don’t he never sleep? (Thierry, I mean)

By the way, I am also reading Adios Schéhérazade.

Good night, hunter.

Commentaire par Caroline Lamarche 08.15.07 @ 9:19

>>By the way, I am also reading Adios Schéhérazade.
Have fun !

Rph, j’ai cherché pour toi sans succès N’exagérons rien dans les bouquineries montréalaises : le Graal est aussi rare là-bas qu’ici.

Commentaire par th 08.17.07 @ 10:23

Ayant tout juste dévoré “Adios Schéhérazade”, je revendique moi aussi l’appartenance au club.

Commentaire par JG 08.18.07 @ 1:51

Bienvenue à bord !

Commentaire par th 08.20.07 @ 8:43

Westlake est extraordinaire, la série des Dortmunder absolument géniale. Quelqu’un peut-il m’expliquer que seul Hot rocks a été adapté au cinoche? invraisemblable! quid de “Pourquoi moi?” (la bague si je me souviens bien), “Au pire qu’est ce qu’on risque?” … “Les Sentiers du désastre (Dormunder en majordome :))

Commentaire par hegroni 08.27.09 @ 11:08

Je recommande, en dehors des Dortmunder, un petit chef-d’oeuvre nommé “Aztèques dansants”… Un vaudeville de malfrats là encore, un scénario à deux temps et des situations marquées du sceau de Westlake.

Commentaire par hegroni 08.27.09 @ 11:24

The Hot Rock n’est pas la seule adaptation d’un Dortmunder au cinéma, mais c’est de loin la meilleure. Il y a eu aussi The Bank Shot (le Paquet) de Gower Champion qui est une catastrophe, un des films les plus absurdement mal filmés que j’aie vu dans ma longue carrière ; Why Me ? (Ça n’arrive qu’à moi) de Gene Quintano avec Christophe Lambert (!), Jimmy the Kid de Gary Nelson et enfin What’s the Worst That Could Happen ? (Au pire qu’est-ce qu’on risque ?) de Sam Weisman, que je n’ai pas vu mais qui a très mauvaise réputation.
L’excellent Aztèques dansants a été quant à lui porté à l’écran par Michel Deville sous le titre la Divine Poursuite, et c’est raté aussi.

Commentaire par th 08.29.09 @ 1:12

Je trouve le Hot Rok assez loin du style Westlake en vérité… et le casting : Robert Redford en Dortmunder, avouez qu’il y a de quoi rire… non ?
Dortmunder ne sourit jamais ou presque et il n’est pas beau gosse a priori… The Hot rock est l’adaptation du 1er de la serie des Dortmunder donc ça s’explique peut-être…

Commentaire par hegroni 08.31.09 @ 10:56

Redford est assez peu dortmunderien en effet, mais le film est très plaisant et parvient à mes yeux à rendre justice au vent de folie qui souffle sur les romans. Peter Yates n’est pas un manchot, il sait filmer le braquage d’un musée ou l’assaut délirant d’un commissariat – contrairement aux tâcherons ayant adapté d’autres livres de la série.
Sinon, le seul très grand film tiré d’un roman de Westlake (enfin, de Richard Stark) est évidemment Point Blank de John Boorman.

Commentaire par th 09.02.09 @ 3:31

J’ai eu la chance de voir enfin voici quelques semaines The Hot Rock, grâce à l’obligeance de l’ami Pop9, et je n’ai franchement pas été déçu, même s’il me semble que quelques scènes du roman ont été sabrées.
Effectivement, voir Dortmunder incarné par Redford peut surprendre au début (j’aurais personnellement plutôt imaginé George Segal dans ce rôle) mais je trouve qu’il s’en tire très bien : il fait parfaitement ressentir son infinie lassitude et à quel point presque tout l’exaspère…

Le premier Stark, Comme une fleur, a également fait l’objet d’un rimaique avec Mel Gibson en 1999, Payback, réalisé par un tâcheron d’Hollywood dans un style (?) bien éloigné de celui de Boorman, mais le résultat est tout de même plaisant car les scénaristes ont réussi à enrichir — voire à améliorer — l’intrigue originelle de Westlake.

Un autre film, tiré d’un des romans les plus déjantés du grand Don (Un jumeau singulier) : Le jumeau, d’Yves Robert — que je me suis toujours refusé à voir parce que le héros est interprété par… Pierre Richard !

Enfin, rappelons que Westlake fut également scénariste, notamment pour Les Arnaqueurs, de Stephen Frears : pas vraiment de la confiture aux cochons…

Commentaire par George Weaver 08.27.12 @ 8:22

Outre Adios Schéhérazade et Le contrat, Westlake a consacré un autre roman au milieu de l’édition, sous un angle encore différent : A Likely Story (1984, malheureusement non-traduit en français).
C’est l’histoire d’un écrivain-journaliste qui réussit à fourguer à son éditeur (au sens américain du terme : l’équivalent en littérature de ce qu’est un producteur exécutif au cinéma) l’idée de publier un “livre de Noël” sur le sujet de Noël, précisément, en rassemblant des contributions de célèbres illustrateurs et écrivains contemporains. Mais ça part en sucette parce que l’éditeur en question se voit remplacé par un (ou plutôt une) autre, puis encore un autre, qui ont tous des avis divergents. Ce qui offre un tableau satirique du milieu de l’édition, en même temps que Westlake nous régale d’aperçus savoureux sur les écrivains notoires de son époque (tous bien réels, tels Norman Mailer ou Isaac Asimov, par exemple) : il résume chaque fois le sujet de leur contibution. Mais cela explique peut-être que le livre n’ait pas été traduit, car nombre de ces auteurs sont beaucoup moins connus
en France.

Et à propos de textes non-traduits du grand Don (et il en reste un paquet !), on peut aussi mentionner l’ahurissant Help, I Am Being Held Prisoner (1974), où Westlake développe sur la longueur de tout un roman une idée magnifique qu’il avait esquissée dans la dernière aventure de Grofield, Les citrons ne mentent jamais (1971, Série Noire n°1457 — ça devient dur à trouver), pp. 56-57 : celle d’un groupe de condamnés à des peines pas trop longues qui utilisent un tunnel non du tout pour s’évader mais pour aller se balader en ville à leur guise — et naturellement y commettre des casses, puisqu’ils bénéficient du meilleur alibi qui soit !
Hélas, tout le roman est bâti autour du patronyme du héros, Künt (que tout le monde prononce “Cunt”, sans umlaüt, depuis son plus jeune âge, ce qui fait qu’il devient un insupportable farceur professionnel) : c’est sans doute la raison pourquoi la traduction en est assez difficile.

On ne saurait trop recommander aux anglophones la consultation du réjouissant et très complet site The Westlake Review, dont le sérieux et l’humour pourraient le disputer à Westlake lui-même (ou à th, il va sans dire !)

Commentaire par George Weaver 05.10.18 @ 9:27

Merci pour tous ces tuyaux. Je n’ai pas lu les deux Westlake non traduits que vous signalez. Westlake est curieusement rare chez les bouquinistes anglais de Londres et de Montréal (mais je n’ai jamais fait de recherche sur internet).
J’ai sorti de ma bibliothèque Les citrons ne mentent jamais (ouf, je l’ai). Ce sera ma prochaine lecture.

Commentaire par th 05.11.18 @ 11:55

A la p. 121, Westlake place malicieusement une brève conversation sur les auteurs de westerns contemporains au cours de quoi il ne manque pas de mentionner son ami Brian Garfield, futur co-auteur de Place au gang !

Concernant les œuvres non-traduites, je dois avouer — à ma grande honte de bouquiniste en jachère — que j’ai profité sans vergogne de cette mine qu’est Library Genesis

Commentaire par George Weaver 05.11.18 @ 2:04



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