Le palimpseste de Morel

Dans l’entretien qu’il a accordé aux Inrockuptibles sur Second Life, Chris Marker fait erreur, il me semble, en attribuant à Max Jacob l’histoire des deux masques qui se donnent rendez-vous et découvrent stupéfaits que ni l’un ni l’autre n’est celui qu’ils croyaient — ou alors, c’est que Jacob a plagié sans vergogne Alphonse Allais (Un drame bien parisien). Mais il a cent fois raison de recommander la lecture de l’Invention de Morel. Non seulement parce que le roman de Bioy Casares est, selon ses mots, un livre prémonitoire sur le « sentiment de la porosité entre le réel et le virtuel ». Mais encore parce que cette histoire d’amour bouleversante — l’une des plus belles qui fut jamais écrite - peut aussi se lire comme une allégorie de la relation du cinéphile aux fantômes de l’écran — qui n’a jamais rêvé d’entrer dans le film pour étreindre la créature de ses rêves ? Et enfin parce que l’Invention est l’image dans le tapis, le texte-palimpseste d’une précieuse constellation cinématographique où Marker lui-même figure en bonne place. Il y a, sciemment ou non, un effet Morel dans Vertigo et dans la Jetée, dans Marienbad et Je t’aime, je t’aime, tous films où le protagoniste cherche à rencontrer, retenir, aimer et/ou retrouver une femme qui appartient à un autre continuum temporel, une autre strate de réalité, et qu’il ne pourra rejoindre — pour la perdre à nouveau — que dans la mort. Si, comme l’affirmait Borges, toute œuvre créée ses précurseurs, alors le livre de Bioy est bien le précurseur de ces films liés les uns aux autres par un jeu secret de correspondances et d’échos intimes, de hasards extérieurs nécessaires (quelques années après avoir réalisé la Jetée, Marker, dont on sait le culte qu’il voue à Vertigo, suggéra à Resnais de rencontrer Jacques Sternberg, autre grand amoureux des chats, qui allait écrire pour lui le scénario du magnifique Je t’aime, je t’aime). Être moins allusif m’obligerait à déflorer la trame du roman, ce à quoi je me refuse absolument. Ceux qui l’ont lu auront compris. Les autres savent ce qu’il leur reste à faire.


Samedi 3 mai 2008 | Au fil des pages, Dans les mirettes |

6 commentaires
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Justement, en lisant cet entretien (dans lequel Chris Marker fait des remarques toujours aussi justes, entre autres a ses interlocuteurs qui tiennent a intellectualiser l integralite de son travail), et en tombant egalement, le meme jour, sur une reference a ce livre, j ai eu envie de le lire. Ton message, cher TH, est le coup de grace apporte a mon impatience.
(desole pour l absence d accents et d apostrophes, j ai la flemme de les chercher sur le clavier suedois d ou je t ecris)

Commentaire par Sylvåin/Kåonåshi 05.03.08 @ 11:32

Ça doit juste faire 10 ans que je me dis qu’il faudrait que je lise du Bioy Casares. Je ne sais pas ce que j’attends pour m’y mettre enfin. D’ici là, je ne cesse d’en recommander aux autres la lecture et de découvrir de nouveaux titres (comme celui-ci).

É.

Commentaire par ÉLias_ 05.05.08 @ 1:25

Moi aussi je vais me le procurer, ce livre. En attendant je rêve au moment où je serai plongée dans sa lecture. C’est un des bienfaits de ces chroniques, en les lisant j’ai parfois l’impression de déguster une glace à deux parfums - délicieux - en rêvant à tous les autres que je n’ai pu choisir… encore. Je déguste le citron et la pistache, il reste encore le moka, la violette, la fraise, la vanille, le cassis, et j’en passe. Merci à l’invisible glacier oeuvrant dans son antre aux parfums.

Commentaire par Caroline Lamarche 05.21.08 @ 6:16

La Jetée, Vertigo, Je t’aime, je t’aime… en suivant ce fil d’oeuvres aimées (et c’est peu dire) je suis arrivé chez vous : on s’y sent en bonne compagnie. J’aime beaucoup Allais aussi…
(et la première fois que j’ai entendu un jazzman en vrai, c’était Griffin au Petit journal… etc.)

Commentaire par Didier da 08.04.08 @ 8:26

Que voilà un joli fil de coïncidences et d’affinités à remonter pour parvenir jusqu’ici. Bienvenue à bord.

Commentaire par th 08.08.08 @ 11:40

Le chef d’œuvre de Bioy Casares a été suivi onze ans plus tard, en 1951, de celui de Fredric Brown, La fille de nulle part (The Far Cry), récemment réédité en Rivages/Noir et qui en est en quelque sorte le pendant négatif, tout aussi bouleversant.
Dans le même registre d’amours impossibles par-delà la mort, on peut aussi chaudement recommander Le jeune homme, la mort et le temps, de Richard Matheson.

Commentaire par George Weaver 08.28.12 @ 9:30



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