Et d’abord, qu’est-ce que c’est ? Une élégante police de caractères à empattements, dérivée du Baskerville, et qui semble avoir la cote auprès des éditeurs soigneux de l’apparence de leurs livres. Ces temps derniers, je l’ai rencontrée coup sur coup, utilisée avec une parcimonie judicieuse, dans le Mystérieux Docteur Fu Manchu (Zulma) et dans un recueil de Robert Benchley, Remarquable, n’est-ce pas ?, récemment publié par Monsieur Toussaint Louverture, et dont j’espère trouver le temps de parler prochainement. Deux belles réalisations éditoriales. Depuis 2003, elle est également employée sur les couvertures des Penguin Classics.
Ma curiosité étant piquée, une rapide recherche m’a appris que le Mrs Eaves est une création de la typographe Zuzana Licko, à qui l’on doit une trentaine d’autres fontes. Née en 1961 à Bratislava, Licko a émigré aux Etats-Unis avec sa famille en 1968, dessiné ses premiers caractères sur un ordinateur auquel lui avait donné accès son père biomathématicien, et conçu, après ses études à Berkeley, des polices d’écran pour Adobe. En 1984, elle a mis sur pied une fonderie typographique indépendante avec son mari Rudy VanderLans, Emigre, qui édita également jusqu’en 2005 une revue de design graphique, Emigre Magazine. Les curieux pourront lire ici un entretien (en anglais) avec Licko. Dans un autre entretien, accordé au magazine Eye (printemps 2002), elle présentait sa fonte en ces termes :
I think Mrs Eaves was a mix of just enough tradition with an updated twist. It’s familiar enough to be friendly, yet different enough to be interesting. Due to its relatively wide proportions, as compared with the original Baskerville, it’s useful for giving presence to small amounts of text such as poetry, or for elegant headlines and for use in print ads. It makes the reader slow down a bit and contemplate the message.
Mais qui donc était Mrs Eaves ? Un hasard n’arrivant jamais seul, la dernière livraison de The Penguin Collector (n° 70, juin 2008) me l’apprend ce matin. Sarah Eaves entra dans les années 1750, en qualité de gouvernante, au service du fameux imprimeur-typographe John Baskerville, dont elle devint la compagne lorsque son mari l’abandonna elle et ses quatre enfants (il semble qu’il ait quitté précipitamment Birmingham afin d’échapper à des poursuites pour escroquerie). Baskerville était un libre-penseur peu soucieux du qu’en-dira-t-on. Le fait qu’il vécût en concubinage ouvert avec une femme mariée ayant charge de famille causa d’énormes remous au sein de la bonne société. Le scandale lui aurait coûté une partie de sa clientèle et menacé son imprimerie de faillite. Le couple légitima son union en juin 1764, moins d’un mois après la mort de Mr Eaves.
Baskerville avait de longue date associé Sarah à ses travaux. Après sa mort en 1775, elle prit la direction de l’imprimerie. Lorsque l’entreprise ferma ses portes dix ans plus tard, elle vendit les matrices du caractère Baskerville à Beaumarchais, qui souhaitait l’employer pour l’édition des œuvres complètes de Voltaire. En baptisant de son nom une police de caractères, Zuzana Licko a donc rendu hommage à une figure féminine négligée de l’histoire de la typographie.
2 commentaires
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Oui, je m’aperçois que j’ai, comme souvent, découvert la lune et que la chère Mrs Eaves (la police et la dame) est en réalité bien connue des typographes et des passionnés de ce domaine.
Site bien intéressant que le vôtre, soit dit en passant.
Bel article ! Qui rejoint ce que j’écrivais de Mrs Eaves ici : http://www.alain.les-hurtig.org/baskerville/baskerville3.html (une sorte d’Ode aux Mrs Eaves : l’épouse de John Baskerville et la police de caractères…)
Alain Hurtig
Commentaire par Alain Hurtig 07.28.08 @ 8:08