Nouveau rapport sur la bibliomanie

Signalé par un locus-solussien benchleyphile que je remercie encore, Des bibliothèques pleines de fantômes est un attachant petit livre qu’on recommandera à tous les bibliomanes aux prises avec des problèmes d’espace et de classement. Ils s’y reconnaîtront à chaque page. Lisant le nom de l’auteur, je n’avais pas réalisé de prime abord qu’il s’agissait du même Jacques Bonnet signataire d’un excellent ouvrage sur Lorenzo Lotto. Un homme qui aime Lotto ne peut pas être tout à fait mauvais. A fortiori s’il possède une bibliothèque personnelle de plusieurs dizaines de milliers de livres, ce qui nous rassure sur notre santé mentale : il y en a de plus atteints que nous ! Jacques Bonnet n’est pas bibliophile. Il n’aime pas les bibliothèques vitrées, les alignements de reliures qui font la parade pour épater les visiteurs. Il est plutôt de ces papivores ayant contracté très tôt le virus de la lecture pour tromper l’ennui d’une enfance provinciale. Sa bibliothèque est une bibliothèque de plaisir et de travail, puisqu’il est aussi traducteur, historien d’art et qu’il travaille dans l’édition.

Toutefois, sans être à proprement parler collectionneur, il n’en est pas moins de l’espèce accumulatrice. Au contraire de Gilbert Lély, qui s’interdisait de posséder plus de cent livres, ou de cet ami de Georges Perec, parvenu quant à lui au chiffre mystérieux de 361 — chaque nouvelle acquisition signifiant pour eux l’obligation de se départir d’un ouvrage ancien —, il s’avoue incapable de se défaire de quelque livre que ce soit, même les mauvais (qui contiennent parfois le renseignement utile dont on aura besoin précisément le jour où on ne les a plus sous la main, comme chacun en a fait l’expérience). D’autre part, il est atteint de la maladie du complétiste, qui le pousse, ayant acquis un volume d’une série, à désirer en posséder l’intégralité, « et donc des ouvrages hors de notre intérêt jusqu’au jour où justement… » Et voilà pourquoi votre bibliothèque est pleine.

Bonnet raconte fort bien comment la lecture procède par cercles concentriques de plus en plus larges. La découverte d’un auteur donne envie de lire ses autres livres, puis conduit à d’autres auteurs, et ainsi de suite à l’infini. Pour peu qu’on soit curieux d’une foule de sujets, les livres envahissent bientôt tout l’espace vital. Ils chassent les cadres des murs, colonisent la cuisine et la salle de bains, s’installent partout chez eux — sauf au-dessus du lit, en mémoire superstitieuse du compositeur Charles-Valentin Alkan, lequel mourut, dit la légende, serait mort dans son sommeil écrasé par sa bibliothèque. Se pose alors le problème de leur classement : alphabétique, chronologique ? par genres ? par langues, pays ou continents ? par affinités secrètes connues de leur seul propriétaire ? Aucune solution n’est entièrement satisfaisante, et le panachage raisonné de ces catégories produit à son tour son lot d’exceptions inclassables. Deux dangers menacent le monde, disait Valéry : l’ordre et le désordre.

À l’heure des bases de données en ligne, de la numérisation des livres et de leur consultation à distance, Bonnet sait qu’il appartient à une espèce en voie de disparition. Il n’ignore pas davantage que le destin ordinaire d’une collection après la mort du collectionneur, c’est la dispersion — même une bibliothèque aussi riche que celle de Georges Dumézil, rappelle-t-il, a subi ce sort. Après beaucoup d’autres, il redit que les bibliothèques forment des labyrinthes à notre image. Ce sont des organismes vivants, à l’instar des auteurs qui la peuplent (d’où qu’on hésite parfois à ranger côte à côte deux écrivains qui furent brouillés de leur vivant, ou qu’au contraire on les réunisse exprès : allez-y, disputez-vous durant la nuit, ça vous occupera) et des personnages qui la hantent, fantômes de papier à l’existence bien tangible. À l’égard de ces compagnons d’une vie, Bonnet ne ménage pas sa gratitude, et nous lui en savons gré à notre tour : la gratitude est devenue un sentiment rare. De même le remercions-nous d’enrichir en passant nos propres listes de lectures (ajoutés à la mienne : la Maison de papier de Carlos María Domínguez, la Maison des autres de Silvio d’Arzo, les Neurones de la lecture de Stanislas Dehaene, et peut-être l’Institut de remise à l’heure des montres et des pendules d’Ahmet Hamdi Tanpinar). On lui pardonne donc volontiers, vil pinailleur que nous sommes, de confondre la tranche et le dos d’un livre.

Jacques BONNET, Des bibliothèques pleines de fantômes. Denoël, 2008,
139 p.


Samedi 8 novembre 2008 | Au fil des pages, Bibliothèques |



La légende est belle et tenace, mais l’admirable Alkan n’est pas tout à fait mort ainsi. L’acte de décès nous apprend qu’il est mort à huit heures du soir, le 29 mars 1888 — vraisemblablement d’un malaise consécutif à une chute. Selon certains, il se serait juché sur un guéridon pour atteindre une vieille bible sur le haut d’une étagère. Ça ne manque pas de sel non plus : belle conclusion pour cette vie de virtuose misanthrope et reclus préférant traduire en hébreu les écritures plutôt que briller sur les estrades…
La prisée du mobilier dans l’inventaire après décès (on trouve ces documents dans le volume à lui consacré chez Fayard) indique laconiquement : “environ trois cent volumes quarante francs, cent huit volumes ouvrages divers trente francs”…
Légués à son frère Napoléon : “Quarante volumes de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et autres, trente-sept volumes archives israélites et autres, quatre-vingt treize volumes de Rabelais, Don Quichotte et autres, quatre vingt un volumes reliés, mémoires de Saint-Simon, ouvrages hébreux, etc., le tout prisé cent vingt francs.”

Pleine de fantômes, certainement…

Commentaire par Didier da 11.08.08 @ 8:24

Merci de la précision. J’ai rouvert le livre de Bonnet. En fait, il précise que “comme dans les légendes grecques”, il existe plusieurs versions de la mort d’Alkan (une autre le dit victime de la chute d’un lourd porte-parapluies !), mais que, dans le doute, il préfère s’abstenir d’installer des rayonnages au-dessus de son lit.
J’intègre la rectification au billet.

Commentaire par th 11.08.08 @ 12:42

Voilà Bonnet sur ma liste. Merci, th.

Commentaire par ASH / Visage Vert 11.13.08 @ 1:57

Bonnet fait une autre petite erreur qui me remplit de joie (sans méchanceté aucune, je le jure — ce serait la paille et la poutre !) : “L’île aux treize cercueils”.

Commentaire par ASH / Visage Vert 11.13.08 @ 11:37

Je ne l’avais pas remarqué ! Mais là, c’est autre chose, et c’est en effet joli comme tout. Une illustration involontaire de la manière dont les livres de notre enfance vivent en nous : la mémoire les transforme, change le titre et allège l’intrigue, il reste le souvenir d’une ambiance et de quelques images fortes qui finissent par compter davantage, dans nos biographies imaginaires, que le livre qui leur a donné naissance.
Comme ces films qu’on chérit pour une scène ou un plan, et quand on les revoit dix ans après, on découvre stupéfait que le plan en question ne s’y trouve pas, ou qu’il est totalement différent du souvenir incandescent qu’on en avait gardé.

Commentaire par th 11.14.08 @ 1:23

Pareil pour les gens et, de manière générale, pour lieux de l’enfance, sauf qu’on ne les retrouve jamais intacts (ni les gens ni les lieux). On ne peut donc jamais, s’agissant de ce qui n’est pas de l’art, comparer, confronter, puisque le temps détruit de plus en plus rapidement contrées, modes de vie et animaux (les paysans de Depardon, les Icebergs de Michaux, les rossignols de Bounine, pour ne parler que de motifs de notre enfance aujourd’hui disparus ou en voie de l’être). Chez nous, la neige et les étangs gelés n’existeront bientôt plus que dans les livres et les tableaux (les glaces flottantes sur la Seine des Impressionistes). Le monde ainsi se réduit à de moins en moins de gens, de saisons et de lieux et à de plus en plus de livres, de films, de tableaux (et, bien sûr, aux gens qui en parlent).

Commentaire par caroline 12.15.08 @ 6:12

Tous les étés, toute une collection de livres est abandonnée à l’accueil de ma boîte par le service “magazines”, lequel reçoit des tonnes d’ouvrages et garde évidemment les plus intéressants. Les plus anodins (aux yeux des rédactrices) se retrouvent laissés à disposition des employés, et personnes de passage.
Hasard du jour : le livre de Jacques Bonnet justement. Pile au moment où il va falloir que je range définitivement ma chambre chez mes parents et faire de la place. Peut-être y trouverai-je moi aussi des fantômes ?

Commentaire par Sylvain/Kaonashi 07.16.09 @ 5:48

Puisqu’il est question ici à la fois de Dumézil et d’Alkan, on peut rappeler cette photographie :
http://despatin.gobeli.free.fr/presse.lire/georges.dumezil.html>http://despatin.gobeli.free.fr/presse.lire/georges.dumezil.html

Le livre de Bonnet est une merveille, découverte grâce à Alain Veinstein, comme tant d’autres.

Commentaire par George Weaver 01.22.11 @ 8:54

Ah zut, l’adresse s’est redoublée ! C’est ici :
http://despatin.gobeli.free.fr/presse.lire/georges.dumezil.html

Commentaire par George Weaver 01.22.11 @ 8:59

Conscient du danger, Dumézil consultait dans les bibliothèques publiques — quand il les y trouvait — des ouvrages qu’il n’aurait osé déplacer chez lui…

Commentaire par pièce détachée 01.24.11 @ 8:29

Ah mais bon sang, j’ai décidément la mémoire qui part en béchamel !
Voici une semaine, je me permettais sur un billet antérieur (ayant trait au classement, ou plutôt, à l’absence d’icelui, de la part d’un autre bibliomane) de vous recommander cet ouvrage, ayant complètement oublié que j’avais commenté ce billet-ci voici un an et demi !

Aviez-vous remarqué que l’illustration de la couverture est un hommage de Charles Matton à Georges Perec ?

Commentaire par George Weaver 09.05.12 @ 8:59