All that jazz

La voici, la voilà, la neuvième édition du Penguin Guide to Jazz Recordings, l’un des livres que j’aurai le plus souvent ouverts dans ma vie avec le Tavernier-Coursodon. Cette nouvelle mouture ne pouvait manquer de s’ouvrir par un hommage ému à Richard Cook, fauché à cinquante ans l’année dernière par un cancer, une nouvelle qui nous avait passablement abattu. Privé de son compère et ami, Brian Morton a donc assuré seul la mise à jour bisannuelle de la bête, en réussissant le tour de force d’écouter, digérer et commenter deux mille nouveaux disques, soit une moyenne de 2,74 disques par jour — mais comment font ces gens ?

Même après douze ans de fréquentation régulière, c’est toujours un bonheur de se plonger dans le Penguin Guide ; d’occuper ses longues soirées d’hiver à mettre ses listes à jour, en pointant ses accords (c’est bien vrai que le dernier Paul Motian est d’un ennui soporifique) et ses désaccords (hein, comment ça, rien que trois étoiles et une courte ligne pour le magnifique duo Fred Anderson/ Harrison Bankhead au Vision Festival ?). Quitte à s’agacer ponctuellement de quelques erreurs vénielles non rectifiées d’une édition à l’autre, de certaines contradictions (I Love It When You Snore de Mats Gustafsson et Paal Nilsen-Love est ici référencé deux fois, sous le nom des deux musiciens, avec un commentaire tantôt tiède et tantôt enthousiaste) ou, plus sérieusement, à s’étonner de l’absence persistante de certains musiciens ou de disques couramment disponibles.

Ce qui épate chez Cook et Morton, c’est la capacité à embrasser le spectre entier du jazz avec une égale fraîcheur d’écoute, depuis les New Orleans Rhythm Kings jusqu’à Evan Parker ou Peter Brötzmann, le talent à parler avec autant de pertinence du classique et du moderne, du mainstream et de l’avant-garde. À cette largeur de vue s’ajoute la qualité de l’écriture. Dans un domaine où l’impressionnisme vague est trop souvent de rigueur, le tandem parvient à rendre compte d’un disque d’une manière à la fois directe, précise et empathique, dans une prose alerte et spirituelle où abondent les traits d’humour. Les treize pages serrées consacrées à Miles Davis — pour ne prendre que cet exemple — disent à elles seules plus et mieux que bien des monographies. On sent, à lire les auteurs, un rapport vivant, quotidien, à la musique, où tout un chacun reconnaîtra sa propre expérience d’auditeur, et qui les conduit notamment à réviser ou affiner leur jugement d’une édition à l’autre, au fil des réécoutes ou à la lumière de l’évolution d’un artiste. Leur indifférence aux sirènes de la mode et du marketing, leur énervement face à l’inflation des compils redondantes, aux tombereaux de chanteuses insipides lancées comme des savonnettes et aux repackagings luxueux qui n’emballent que du vent sont des plus rafraîchissants. Enfin, là où d’autres ouvrages du même genre restent américano-centrés, celui-ci se signale par la place accordée aux musiciens européens — mais aussi asiatiques, africains, australiens… (Signalons pour info que le jazz français est nettement moins bien représenté que le jazz scandinave par exemple, ce qui est peut-être imputable à des problèmes de distribution, un bon paquet de disques français peinant manifestement à franchir la Manche.)

Reste qu’avec ses 1 600 pages, le Penguin Guide a fini par atteindre une masse critique. Il lui est impossible de croître encore en volume. Malgré l’espace gagné en composant le texte sur deux colonnes, puis en diminuant le corps des caractères et en rognant sur les marges, enfin en décidant depuis deux éditions de commenter lapidairement certains disques dans une rubrique « en bref » à la fin de l’entrée de musiciens particulièrement prolifiques, l’exhaustivité est devenue un objectif inatteignable. Concrètement, cela signifie que si un nombre appréciable de nouveaux disques font leur entrée à chaque édition, un nombre d’albums tout aussi important passe au bleu (d’où la nécessité de conserver les éditions précédentes et de naviguer d’un volume à l’autre pour retrouver la trace de certains enregistrements : prévoyez une grande table). L’ouvrage prétend certes rendre compte des disques « couramment disponibles sur le marché ». Dans les faits, cette notion de « disponibilité » est des plus aléatoires — compte tenu de l’existence des boutiques d’occasion, du développement du commerce en ligne (où quantité de disques disparaissent et réapparaissent continuellement au petit bonheur même après qu’ils ont été déclarés officiellement épuisés) et de l’explosion des micro-labels indépendants pratiquant la vente directe sur la toile. Par ailleurs, le Guide m’a souvent paru, d’édition en édition, la manier avec quelque arbitraire. Pour cette fois, si l’on est content du retour d’André Jaume et de Daunik Lazro, et enchanté de l’inclusion méritée de Dorothy Dandridge et de la délicieuse Blossom Dearie (il était temps), on s’étonne entre autres de l’éviction de l’excellent Atomic, groupe free-bop suédois en plein essor, dont les disques sont convenablement distribués.

Il y aurait encore bien des remarques d’ordres divers à formuler, mais cet article est déjà trop long et ce sont là les pinaillages d’un vieil usager. Les mérites de l’ouvrage surclassent de loin ses lacunes, le Penguin Guide reste une somme sans concurrent sérieux dans sa catégorie, et avec ses 14 000 CD référencés, il y a là plus que la plupart des jazzophiles même enragés pourront ou souhaiteront écouter dans l’espace d’une vie. Au néophyte qui ne saurait trop par où commencer, il rendra des services inappréciables en l’aidant à s’orienter dans le maquis des nouveautés et des rééditions. Quant à l’amateur plus aguerri, il croisera au fil des pages des dizaines de musiciens dont il n’a jamais entendu parler, et qu’il aura envie de découvrir séance tenante.

Richard COOK & Brian MORTON, The Penguin Guide to Jazz Recordings, Ninth Edition. Penguin, 2008, 1 646 p.

On peut lire les chroniques de Richard Cook pour New Statesman ici.
Brian Morton tient une chronique dans l’excellente revue en ligne Point of Departure, à laquelle il donne également des recensions de disques. Il est aussi l’auteur d’un livre sur la musique contemporaine que j’ai commencé seulement d’éplucher, The Blackwell Guide to Recorded Contemporary Music.


Dimanche 23 novembre 2008 | Choses anglaises, Dans les oneilles |

4 commentaires
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Diantre ! J’ignorais l’existence d’un tel ouvrage. Le rapprochement avec le Tavernier/Coursodon me parle puisque j’imagine bien ce guide appeler de semblables plongées qui font oublier les heures. J’imagine un prix en conséquence vu l’ambition affichée.

En passant, que penses-tu du Dictionnaire du jazz chez “Bouquins” ? Je n’en possède qu’une édition bien périmée mais j’y reviens souvent.

É.

Commentaire par ÉLias_ 11.26.08 @ 4:52

28 euros sur Amazon pour un volume de 1600 pages, ça reste raisonnable.

C’est en effet, comme le Tavernier-Coursodon, un ouvrage dans lequel on peut vagabonder des heures en perdant la notion du temps.

Cela étant, en continuant mon exploration de la nouvelle édition, je m’aperçois que pas mal de textes ont subi des micro-coupes chirurgicales pas toujours heureuses (là encore pour gagner de la place !). On n’y perd pas d’infos essentielles, mais un peu de la saveur de la prose de C & M.

Si tu n’es pas assoiffé des dernières nouveautés discographiques, si tu cherches plutôt un bon ouvrage de référence qui aide à se constituer ou à élargir une discothèque de base, je serais tenté de te suggérer l’acquisition de la septième édition (Elvin Jones en couverture). Avantage : on la trouve d’occasion à bon prix sur Amazon et Amazon UK. Inconvénient : elle est dépourvue d’index. C’est l’astuce qui avait été trouvée pour regagner de l’espace. Devant le tollé de protestations, l’index (effectivement très utile) a été réintroduit dans la huitième édition ; mais du coup il a bien fallu couper ailleurs. Le PG a vraiment atteint une limite matérielle. Sur des forums, certains ont suggéré de passer à une édition sur CD-Rom ; mais la place d’un tel livre est à côté des disques et de la chaîne stéréo. On doit pouvoir l’ouvrir quand ça nous chante sans être obligé d’allumer l’ordinateur, voire pour les plus cinglés être en mesure de l’emporter avec soi dans sa tournée des boutiques d’occasion. La solution serait peut-être de faire une édition en deux tomes A-L, M-Z, comme l’édition semi-poche du Larousse du cinéma, mais est-ce commercialement viable ?

Le Dictionnaire du jazz de Bouquins est un très bon livre, écrit par des gens capables (Philippe Carles, Jean-Louis Comolli, Jacques Réda, etc.). Des oublis inévitables dans la première édition, dont on m’a dit que certains avaient été réparés dans l’édition suivante (je ne l’ai pas rachetée).

Commentaire par th 11.26.08 @ 10:09

Livre extraordinaire de fait. Mais où est Patty Waters ? Je trouve que le Penguin est plutôt complémentaire du Carles/Comolli, ce dernier étant plutôt axé sur les biographies des artistes, contrairement au premier s’intéressant avant tout aux enregistrements.

Commentaire par Jean Dezert 11.27.08 @ 4:08

Précisément, c’est cette complémentarité qui m’intéresse. Je suis toujours frustré lorsque dans une notice biographique un album est évoqué en quelques lignes, mais imaginer qu’un guide pouvait s’attarder sur la quasi-intégralité d’une discographie tenait presque du doux fantasme.

28 euros c’est plus que raisonnable ! Et je note le bon plan de la 7e édition (j’aime bien les quêtes de chîneur fou).

É.

Commentaire par ÉLias_ 11.28.08 @ 1:51



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