Parmi les cent raisons d’aimer Westlake, il y a bien entendu l’incroyable étendue de sa palette : du hard-boiled pur jus au polar hilarant en passant par la sf et le roman social ; de la farce hénaurme à l’humour noir en passant par la mélasse existentielle (Levine ; cycle de Mitch Tobin signé Tucker Coe) et la mélancolie qui serre le cœur (dans ce petit chef-d’œuvre qu’est Ordo).
Il y a la dextérité narrative, dont le décorticage pourrait servir de cours du soir aux romanciers débutants : adresse de la construction, tressage des fils, sens du montage parallèle, science de l’attaque et de la chute d’un chapitre, modulation de la vitesse du récit : savoir exactement où placer une ellipse et où il convient au contraire de dilater.
Il y a, parallèlement aux défis perpétuels que DW semble lancer à sa propre virtuosité, le plaisir de jouer avec – et de déjouer – les attentes du lecteur.
Le début du chapitre 22 de Dégâts des eaux évoque irrésistiblement un lent travelling avant de cinéma. D’abord, un plan d’ensemble en plongée sur un paysage champêtre idyllique où trône une magnifique église (que Westlake décrit avec des métaphores niaises de roman Harlequin : « comme un diamant dans des replis de velours vert ». Hou la, qu’est-ce qui lui prend ? se demande-t-on d’abord). Et puis la caméra s’approche du parking où se rassemble le cortège nuptial, s’arrête complaisamment sur la mariée rosissante et splendide dans sa robe immaculée. Nous voilà assez près d’eux pour entendre la mère de la mariée qui se tamponne les yeux, et paf : « Je t’avais bien dit de ne pas aller jusqu’au bout, sale petite traînée! Tu n’avais qu’à le contenter avec ta main, pour l’amour du ciel ! » Patatras, le tableau idyllique s’effondre d’un seul coup : la mariée est enceinte jusqu’au cou des œuvres du premier venu ; d’ailleurs le marié, sa famille et leurs amis sont de parfaits ploucs, cette noce précipitée pour sauver les convenances est un désastre. Du grand art.
Et encore le sens de la digression calculée que conclut une chute-gag imparable :
C’était un sacré paysage, en effet. Ce n’est pas tous les jours qu’on voit un paysage pareil, à moins de posséder soi-même un des derniers remorqueurs en activité dans le port de New York. D’un côté, Manhattan, étroit couloir encombré de stalagmites ayant perdu leur grotte et exposés à l’air libre sans qu’on sache pourquoi, formant un décor aussi excentrique que spectaculaire. Regardez un peu toutes ces fenêtres ! Y a-t-il vraiment des gens derrière chacune d’entre elles ? Vous voyez tous ces immeubles, mais vous ne voyez absolument personne et, pourtant, vous ne pensez qu’à des êtres humains, et à quel point ils doivent être nombreux pour qu’il existe sur terre un tel paysage.
Voilà pour Manhattan. De l’autre côté, c’est le New Jersey… voilà pour le New Jersey.Histoire d’os
Et puis celui de l’image inattendue et juste, et donc désopilante.
Après beaucoup d’atermoiements, Josh vient de faire un long et difficile aveu à sa femme en évitant soigneusement de croiser son regard :
Le silence était si pesant à sa gauche qu’il n’avait plus le choix : il tourna les yeux vers sa femme. Le visage d’Ève était un modèle de complexité ou d’abstraction, Josh ne savait pas trop. On aurait dit qu’elle mangeait des escargots pour la première fois.
Argent facile
Le talent à camper en trois lignes le moindre second couteau. Voici, dans Histoire d’os, un marshal de province du genre bouledogue :
Mais Fenton aimait jouer au chef, et sans cesse il faisait des petits bruits de chef, auxquels personne ne prêtait attention généralement. De même, il aurait bien voulu que les gars de l’équipe l’appellent Chef, mais inutile de rêver.
Histoire d’os
Des petits bruits de chef !! On jurerait qu’il décrit le mien (et le vôtre aussi sans doute).
Il y a enfin tous les à-côtés, indissociables en fait de la verve narrative de DW, et sources d’une intense jubilation : les running gags (conversations des habitués du O.J. Bar & Grill, démêlés de Dortmunder avec la modernité de l’époque - qu’elle prenne l’aspect d’un répondeur automatique, d’un téléphone portable ou d’un livreur de FedEx), les dialogues de sourds, les remarques incidentes sur les absurdités du comportement humain.
La maison était telle qu’il l’avait décrite. Vaste, opulente et plongée dans l’obscurité à l’exception de l’incontournable lumière dans le couloir que les occupants laissent allumée pour signaler aux voleurs qu’il n’y a personne à l’intérieur.
Au pire qu’est-ce qu’on risque ?
Il y a bien d’autres choses encore, dont nous reparlerons peut-être.
(Traductions : Dégâts des eaux, Histoire d’os : Jean Esch ; Au pire qu’est-ce qu’on risque ? Marie-Caroline Aubert ; Argent facile : Mathilde Martin.)
10 commentaires
Laisser un commentaire
Vous ne pouvez pas savoir comme vous me faites plaisir.
La maison recommande :
Le Couperet
Adios Schéhérazade
Ordo
Histoire d’os
Pourquoi moi ?
Aztèques dansants
Faites-moi confiance
Au pire qu’est-ce qu’on risque ?
N’exagérons rien !
Cher,
Cette historiette, à propos de l’autre, là, que tu m’as donné envie de lire. Parfaitement. Une amie, que j’accompagne régulièrement à la bibliothèque (des Chiroux) m’autorise, gentiment, d’emprunter sous son nom Un jumeau singulier dont le titre m’inspire, moi qui en suis un autre, mais séparé depuis plus de soixante ans. Je découvre et je déguste (au sens plein du terme) Monsieur Westlake. Je dévore, je rigole, je lis dans tous les lieux imaginables. Comme la laverie, où j’ai mes habitudes, pendant que le linge tournicote dans la machine à sécher (le linge). Fin du séchage. Je pose le bouquin - j’en suis à quelques petites pages du dénouement de l’histoire - sur l’appui de fenêtre derrière le banc sur lequel je suis assis. Je plie le linge, le range dans le sac et m’en retourne vers mes pénates, pas loin. Arrivé chez moi: merde ! le livre ! oublié le livre, con ! Je file à la laverie. Je regarde partout, j’interroge celles et ceux qui traînent là. Rien, disparu. Surtout, ne pas emmerder Marie-Anne. Je file, le lendemain, chez “Livres au trésor”, commande le bouquin qui ne tarde pas à arriver et puis, direction la bibliothèque pour les petites formalités d’usage. Et avec tout ça, je n’en sais toujours pas plus sur la fin de l’histoire. Mais je vais l’acheter pour moi tout seul. Et d’autres, au fil des jours. D’autres de lui, bien évidemment…
Monsieur Jean-Pierre, tu as l’étoffe d’un Dortmunder (hum, est-ce un compliment ?).
Je ne songeais plus à Un jumeau singulier - très bon, çui-là aussi.
Profitant du dégel, je suis allé dans le grenier, fouinant dans les piles poussiéreuses de “livres à lire”, et j’en ai ramené “L’assassin de papa” (361), Série Noire N°750 (1962). Promis : je le commence demain matin dans le tram 51.
Commentaire par Raminagrobis 01.14.09 @ 1:27Attention : traduction tronquée. Retraduction intégrale disponible chez Rivages sous le titre 361. Il s’agit d’un roman noir de la première période westlakienne, à l’époque où il faisait ses gammes dans le genre.
Commentaire par th 01.14.09 @ 2:32Cela ne m’étonne pas de la “Série Noire”, coutumière du fait (McCoy, Chandler et autres). Bon, je laisse tomber en attendant puisque j’ai aussi trouvé un autre Westlake : “Pour une question de peau” (Up your banners), Denoël 1972 et encore, de Richard Stark, “Travail aux pièces” (The rare coin store) “Série Noire N°1187, mars 1968. A moins que…
Commentaire par Raminagrobis 01.15.09 @ 11:28Pas encore lu ces deux-là.
Pour une question de peau est semble-t-il un peu à part dans la production de DW. “Not a crime novel, but a ”comedy of controversy,” a topical exploration of interracial romance between teachers at a Brooklyn school”, écrit Ethan Iverson. La traduction chez Denoël a toute chance d’être intégrale.
Les Stark sont de qualité très égale.
Je crois que je vais aller faire un tour à la bibliothèque…
Commentaire par radzimire 01.08.09 @ 1:17