Carrefours, parcours, ruses et détours

Quatre notes sur Éric Rohmer

  
  

L’image trompeuse
Les meilleurs films d’Éric Rohmer organisent un trafic de signes et de fausses pistes, un réseau de présages et d’indices tour à tour révélateurs et trompeurs. C’est là sans doute leur seul point de contact avec ceux de Chabrol, et la dette commune des deux cinéastes envers Hitchcock, auquel ils consacrèrent un livre qui fit date. Des objets s’échangent, un collier se perd et se retrouve, on se montre des photographies. Delphine passe sans la voir devant la boutique Rayon vert et ramasse dans la rue une carte à jouer à l’effigie du valet de cœur, annonciatrice de la venue du prince charmant. Le lunatique et velléitaire Gaspard choisit tout naturellement de déjeuner à la Crêperie du clair de lune. (Le rayon vert, le clair de lune : incidence des phénomènes météorologiques sur le destin des personnages, chez un cinéaste dont on sait la merveilleuse disponibilité aux incidents climatiques et aux variations saisonnières.) En revanche, la photo de son épouse qu’exhibe Octave dans les Nuits de la pleine lune est un leurre, un « hareng rouge ». Elle semble là pour susciter une piste narrative ; et puis non, de cette femme il ne sera plus question, le cinéaste se jouait de notre attente. Semblablement, les quiproquos de plusieurs Comédies et Proverbes cristallisent autour d’une image trompeuse : un jeune postier a vu sortir un homme de chez sa petite amie (la Femme de l’aviateur, film qui orchestre un captivant ballet de filatures, de photos échangées, de cartes postales et de mots glissés sous la porte) ; Octave a cru voir hors-champ Rémi avec la meilleure amie de Louise (les Nuits de la pleine lune) ; Marion a aperçu une femme nue dans l’encadrement d’une fenêtre (Pauline à la plage) : tous trois en tirent des conclusions erronées.

  
  
  
  

Les pièges du langage
Redire, après beaucoup d’autres, que Rohmer est le cinéaste de la parole vaine, des pièges du langage par lesquels ses héros s’abusent sur la réalité de leur désir, c’est suggérer que, comme chez Mankiewicz, le dialogue est chez lui l’objet d’un traitement visuel : ses films reposent sur la non-coïncidence entre les mots et les actes, entre les situations et leur commentaire, entre ce qui se voit et ce qui se dit. Comme l’avait noté Gérard Legrand à propos de Pauline à la plage, tandis que Marion, la précieuse ridicule, s’exclame qu’elle veut « allumer des feux » ou « brûler d’amour » (j’ai oublié la formule exacte), Pauline va silencieusement s’asseoir au bord d’un âtre éteint. L’image apporte un commentaire ironique et presque imperceptible au discours amoureux d’une écervelée, il n’est pas besoin d’en dire plus. « Qui trop parole il se mesfait » (épigraphe du film), mais cependant : « On ne saurait penser à rien » (sous-titre de la Femme de l’aviateur).

Combinatoire
Par tactique autant que par jeu, Rohmer a construit son œuvre par séries. Tactique: il s’agit de se donner des contraintes stimulantes, de faire de nécessité vertu en transformant l’économie de moyens en économie narrative. Jeu : ce géomètre assouvit là un penchant pour la combinatoire, tout à fait accordé à la thématique de ses films, qui sont autant de variations sur le hasard et les probabilités, le libre arbitre et la destinée. Si le Jean-Louis de Ma nuit chez Maud n’est pas pour rien mathématicien, la plupart des personnages rohmériens sont des calculateurs. Cherchant, avec une dose variable de sincérité et d’hypocrisie, à accorder leur conduite à des préceptes moraux ou à la norme sociale, tous élaborent une stratégie plus ou moins opérante dans une période de vacance qui les trouve disponibles à la tentation érotique ou amoureuse.


À droite ou à gauche ? Le dilemme de Place de l’Étoile.

Parcours
Les protagonistes masculins des Contes moraux, les jeunes femmes des Comédies et Proverbes sont aux prises avec un dilemme : ils hésitent entre deux femmes, entre deux amants, entre deux maisons. À ce dilemme se superpose souvent un problème d’itinéraire. Trintignant, dans Ma nuit chez Maud, cherche à rattraper en voiture celle qu’il s’est promis d’épouser, mais elle lui échappe (à bicyclette) dans le lacis des rues de Clermont-Ferrand. Au contraire, dans la Collectionneuse, Henri Bauchau accélère sur un coup de tête pour mettre le plus de distance entre Haydée Politoff et lui. Le vendeur de chemises de Place de l’Étoile, convaincu d’avoir causé mort d’homme, doit continuellement ruser avec la configuration circulaire de ce lieu-piège (situation qui aurait pu inspirer une nouvelle à Calvino). Les navettes de Louise entre Paris et Marne-la-Vallée sont la traduction spatiale de ses atermoiements (les Nuits de la pleine lune). Le héros de l’Amour, l’après midi, les personnages des Comédies et Proverbes et des Contes des quatre saisons passent un temps considérable dans les transports en commun. Cette obsession des parcours et des trajets, qui ménagent le hasard des rencontres et les erreurs d’aiguillage du désir, impose à des carrefours la nécessité, aussi bien topographique que morale, d’un choix. Le cinéma y trouve son compte et Rohmer se garde bien de trancher : il filme des comportements — et la parole en est un — de telle façon qu’ils soient toujours ouverts. Et de même que ses personnages sont amenés à se contredire, le spectateur est conduit à changer constamment d’avis sur eux. Il y a sans doute en Rohmer un moraliste chrétien à peine dissimulé (et quelquefois exaspérant : Conte d’hiver). Mais la théologie rohmérienne s’offre à nous avec des ruses et des détours suffisamment retors ou prenants en eux-mêmes pour qu’on la néglige — ou qu’on la tienne pour un stratagème ultime de la perversité.

Coda
Passionné d’architecture comme en témoigne son appréhension du décor urbain, Rohmer a écrit un essai sur l’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, et l’organisation de l’espace, la composition et l’enchaînement des plans, sont chez lui exemplaires. Conte de printemps et Conte d’été s’ouvrent par de longs prologues muets qui font entière confiance aux capacités d’élucidation du spectateur. Ce cinéaste qu’on disait bavard était un grand visuel.


Jeudi 14 janvier 2010 | Dans les mirettes |

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Heureux de vous découvrir par D. da Silva, et dans la foulée, par vous, le site de l’Oie… que nul n’est censé ignorer.

Commentaire par Olivier Verley 01.17.10 @ 1:13



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