Tout Littré



L’aubaine de l’année, c’est le Dictionnaire Littré dans sa réédition intégrale en sept volumes — soit environ 13 700 pages — procurée par Jean-Jacques Pauvert à partir de 1956, pêché ce matin pour vingt euros à la brocante, sans même avoir à marchander. Chez les libraires d’occasion, ce meuble considérable se négocie généralement autour de cent cinquante euros, et voilà longtemps que je me tâtais pour l’acquérir au prix fort. Bon, l’ensemble n’est pas de première condition, les reliures sont fatiguées (celle du premier tome menace même ruine), mais à ce prix-là, on ne va pas mégoter, hein.


Pauvert a raconté dans ses mémoires 1 l’histoire de cette folle aventure où il faillit perdre sa chemise. Rééditer intégralement le Littré dans un format maniable — on n’en trouvait plus les lourds volumes que chez les bouquinistes, et pour une somme coquette — était un vieux fantasme. Ce dictionnaire avait accompagné son enfance. Il en avait même entrepris, à treize ou quatorze ans, la lecture complète. L’idée prend forme lorsque le maquettiste Jacques Darche s’enthousiasme pour le projet et conçoit une maquette jugée alors révolutionnaire — un dictionnaire composé sur une seule colonne, dans un format étroit et allongé —, mais d’une parfaite clarté typographique. Il reste encore à réunir une équipe hétéroclite mais compétente de correcteurs pour garantir un texte irréprochable, à trouver un imprimeur et un relieur qui acceptent de s’engager à crédit dans une entreprise d’une telle envergure, un papetier qui voudra bien fabriquer sur mesure un papier mince mais opaque adapté aux spécifications des volumes. Ce ne sera pas une petite affaire.

Toute l’opération implique un budget énorme, hors de proportion avec le modeste chiffre d’affaires de Pauvert. Parallèlement, la rumeur qu’un « petit éditeur sulfureux » s’apprête à rééditer tout Littré se répand dans le Landerneau éditorial. La direction d’Hachette sursaute. Vérification faite, le Littré est bien tombé dans le domaine public. Les commerciaux de la maison rassurent la direction : une étude de marché a prédit, en cas de réimpression, des ventes ne dépassant pas cent exemplaires par an. Hachette se rendort. Comme souvent dans le monde de l’édition, les prévisionnistes se mettent le doigt dans l’œil. Bientôt, les deux premiers volumes du Pauvert-Littré sortent des presses. Il s’en écoule en quelques mois plus de dix mille exemplaires. Il faut réimprimer en catastrophe.

Mais ce succès même, qui implique de nouveaux investissements avant même d’avoir encaissé le premier centime de bénéfice (en raison des particularités de la vente par courtage), menace le frêle équilibre financier de la petite maison Pauvert. Pour dégager de la trésorerie, l’éditeur se laisse aspirer dans une spirale folle de traites et de chèques escomptés (vous lirez le détail, c’est ahurissant). Il se retrouve bientôt au bord du gouffre. Hachette se réveille et contemple son jeune concurrent avec des yeux de requin. Par l’entremise de Guy Schoeller, Pauvert prend contact avec Gallimard. Au terme de négociations tortueuses, il se voit débarqué de l’opération Littré, sans « autre bénéfice que d’être déchargé d’un poids trop lourd » et d’éviter la faillite. Gallimard s’associera avec Hachette pour poursuivre la publication du dictionnaire. Rusé renard, le vieux Gaston réserve au passage à Pauvert une entourloupe contractuelle à sa façon, dans l’espoir de l’étrangler pour pouvoir le racheter tout de bon et mettre la main sur son précieux petit fonds. Pauvert préfère signer un contrat d’association avec Julliard, qui lui permettra à tout le moins de conserver son indépendance. Quelques années plus tard, il se lancera dans une entreprise encore plus folle, dont tout le monde prédira l’échec et qui sera un triomphe commercial : toute la poésie de Victor Hugo en un seul volume (maquette de Jacques Darche, composition sur deux colonnes, 1800 pages in-4o).

« Tout comme l’aventure du Littré — et plus encore peut-être —, cet épisode de mes aventures d’éditeur, s’il prouve quelque chose, c’est l’impossibilité du calcul, de l’étude de marché, de la prévision en matière de livres. S’il y a une leçon à en tirer, c’est qu’aucune aventure ne ressemble à nulle autre, et que justement, aucune ne peut servir de leçon dans ce métier. Heureusement. »

1. La Traversée du livre, Viviane Hamy, 2004. Quand donc paraîtra le second tome ?



Vendredi 29 octobre 2010 | Le monde du livre, À la brocante |

10 commentaires
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Belle trouvaille.
Modestement, je resterai fidèle à l’édition Gallimard - Hachette, le Petit Littré, acheté chez un libraire à Dieppe qui avait discrètement collé une petite étiquette de son enseigne… en 1961.
Moins de lecture certes, mais nettement moins encombrant.

Commentaire par Raminagrobis 10.30.10 @ 12:12

Une bien belle pioche, camarade.
En profite pour t’embrasser.

Eric

Commentaire par Eric Poindron 11.02.10 @ 7:34

Il faudra rendre un jour hommage à Jacques Darche, qui fut à mes yeux l’un des maquettistes les plus inspirés de l’après-guerre, et que je préfère même à Massin. Qu’on se rappelle la splendide édition des Œuvres complètes de Balzac au Club français du livre et, chez le même éditeur, la Divine comédie de Dante ou de nombreux volumes de la collection des Portiques. Sa mort accidentelle en 1965 a interrompu une trajectoire des plus créatives et malheureusement ni lui, ni Massin, d’ailleurs, n’ont trouvé de successeurs.

Commentaire par Joël Gayraud 11.10.10 @ 8:14

Pauvert, dans ses mémoires, estime qu’à ses débuts Darche était le maquettiste le plus doué de son temps (devant Massin et Faucheux), mais que l’alcoolisme a fini par le bousiller. On a consacré à Massin et Faucheux (mon préféré) des albums somptueux. Darche, un peu oublié aujourd’hui, mériterait bien d’avoir le sien. Appel aux éditeurs intrépides.

Commentaire par th 11.11.10 @ 1:20

Salaud !

Commentaire par Laurent M 02.04.11 @ 12:18

Enfin j’ai la bête ! En édition originale et sans avoir déboursé un kopeck… Je savoure mon triomphe de bibliophile amateur…

Commentaire par Laurent 04.06.12 @ 1:39

Sans débourser un franc, hum… Et tu as occis une vieille tante à héritage pour parvenir à tes fins ?

Commentaire par th 04.08.12 @ 11:55

merci pour cette histoire que j’ignorais. J’avais dégoté mon exemplaire dans un couvent tenu par des soeurs toutes heureuses de se débarrasser de cette encombrant dictionnaire.
C’est un bel objet en effet et si limpide à sa lecture.

Commentaire par Liaudet 12.22.13 @ 4:55

dictionnaire que l’on peut consulter à tout moment et en tout temps. nombreuses références.

Commentaire par debusigne 07.29.14 @ 3:14

Hier dans une kermesse au château de Buc, j’avise une benne destinée à “accueillir” tous les rebuts de la fête. D’un monceau de livres j’ai extrait, un par un, les 7 volumes de l’édition de 1963 (maquette de Darche, après récupération par Gallimard-Hachette) : en bon état, et cependant promis à la décharge. Heureusement pour ma bibliothèque, mais horrible stigmate de notre époque d’inculture galopante.

Commentaire par Jean-Claude S. 06.07.15 @ 6:39



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