L’art et la manière

Des quatre Ross Thomas traduits (remarquablement) par Manchette et parus chez Rivages, les Faisans des îles est le seul qui m’ait entièrement convaincu. Les trois autres souffrent tantôt d’un problème de crédibilité (la Quatrième Durango : pourquoi vont-ils quand même s’enterrer dans ce trou s’ils savent qu’ils sont repérés ? Ou alors quelque chose m’échappe), tantôt d’une sorte de disproportion entre l’ampleur du traitement romanesque et la minceur de l’enjeu dramatique - d’où le sentiment, à la fin de Crépuscule chez Mac et de Voodoo, Ltd., que l’intrigue se dégonfle comme une baudruche : tout ça pour ça ? Dans ces deux derniers livres, les épisodes insignifiants et les scènes de transition sont traités avec le même luxe de détails que les scènes importantes. Si cela fait partie du charme de Ross Thomas, cela conduit aussi à un nivellement, sinon à un piétinement du récit. En outre, dans ces deux livres, les personnages font cause commune, tandis qu’ils n’arrêtent pas de se doubler en se tirant dans les pattes dans les Faisans des îles, donnant au récit un piment supplémentaire.

Thomas est un cas intéressant de maniériste. Bien sûr, ses livres présentent des personnages hauts en couleur et avancent une vision du monde sarcastique et désabusée. Mais ils tiennent d’abord par l’écriture, qui se caractérise par une sorte d’hypertrophie du style matter of fact - aux confins de la parodie pince-sans-rire. (C’est en quelque sorte une anamorphose du style hard-boiled de l’école Hammett-Chandler, de la même manière que les maniéristes italiens anamorphosaient le canon de la Renaissance classique.) Leur humour à sec est réjouissant et les dialogues, avec leurs joutes au fleuret et leurs échanges du tac au tac, jubilatoires. Et quand ce style rencontre une trame forte et complexe, riche en rebondissements et en coups fourrés, comme dans les Faisans des îles, on obtient un sacré bon livre.


Jeudi 11 mai 2006 | Rompols |