Le livre de mon été. Un pavé de neuf cents pages (plus deux cents autres de filmographie, de références et d’index) dévoré d’un bel appétit, aussi passionnant que l’était la biographie de Howard Hawks par Todd MacCarthy parue chez le même éditeur. Le complément désormais indispensable au Hitchcock/Truffaut. On apprend des tas de choses sur l’enfance et la famille de Hitch, ses débuts professionnels, ses méthodes de travail (qui nuancent l’image d’un perfectionniste maniaque), son investissement dans la préparation des films et le travail avec les scénaristes procédant par plusieurs couches de réécriture, la manière dont il s’assimilait progressivement le film en cours de maturation en le racontant inlassablement aux participants pressentis, avec un plaisir gourmand, jusqu’à le posséder par cœur ; l’importance du rôle d’Alma Reville (non crédité à sa juste mesure dans les génériques) ; l’engagement discret d’Hitchcock durant la Deuxième Guerre (qui dément la réputation d’un créateur réfugié dans sa tour d’ivoire), son penchant marqué pour les mystifications et les plaisanteries scabreuses d’un goût parfois douteux (le cockney, en Hitch, ne sommeillait que d’un œil), son jeu du chat et de la souris avec les producteurs et la censure, ses rapports avec les comédiens, loin de la légende voulant qu’il traite les acteurs comme du bétail. On notera à ce propos le soin extrême qu’il apportait au casting des seconds rôles, servi par une mémoire encyclopédique du théâtre qui lui permettait par exemple de se souvenir à point nommé de telle comédienne anglaise aperçue quinze ans plus tôt sur scène. Anecdote amusante, parmi beaucoup d’autres : l’apparence de Raymond Burr, le mari assassin de Fenêtre sur cour : chevelure courte et frisée, lunettes, chemises blanches, tabagisme, visait à évoquer David O. Selznick ! Petite vengeance d’Hitchcock qui en avait bavé sous la férule (et le contrat machiavélique) du producteur.
Un tel livre s’appuie évidemment sur un travail d’enquête colossal ; mais ici la masse d’informations, bien proportionnée et mise en perspective, est distillée avec un réel talent narratif (qualités dont l’absence rend souvent fastidieux ce genre de pavé biographique ; rien de tel ici). Ni hagiographie ni déboulonnage mais un regard à juste distance. Patrick McGilligan cherche naturellement à voir au-delà de l’image publique du cinéaste et de sa légende, élaborée de son vivant par l’intéressé lui-même ; mais il se garde de la nouvelle mode anglo-saxonne de la biographie à charge, où la moindre note de blanchisserie impayée est brandie par le biographe-procureur pour convaincre son sujet d’infamie. À quelques reprises, il remonte calmement les bretelles de Donald Spoto — qui avait noirci le tableau comme à plaisir dans son Dark Side of Genius — en proposant une interprétation plus nuancée (et plus convaincante, il me semble) des faits. Et quand il bute sur une zone d’ombre, il l’admet très simplement. Que s’est-il exactement passé entre Hitchcock et Tippi Hedren sur le tournage de Marnie qui a glacé leurs relations (et peut-être provoqué cette fracture irrémédiable dans l’œuvre du cinéaste, souvent notée par les commentateurs) ? McGilligan passe en revue les hypothèses, confronte les témoignages, avant de conclure qu’on ne le saura sans doute jamais avec certitude.
Parmi les nombreuses choses que j’ignorais, je retiendrai celle-ci. Après l’échec de Marnie et du Rideau déchiré, il y eut un moment où Hitchcock sentit qu’il perdait la main. À l’instar d’un Kubrick, il n’avait jamais cessé de voir énormément de films et de se tenir précisément informé de l’évolution du cinéma. Là, pour la première fois, face à l’émergence du « nouveau cinéma » des années 1960, il eut l’impression d’être techniquement dépassé (les films d’Antonioni en particulier lui firent une forte impression, qui tourna même à l’obsession). C’est alors qu’il se lança dans l’écriture d’un film encore plus radical que Psychose. Ce serait un film de style moderne et sans vedettes, tourné en décors et lumière naturels avec de la pellicule rapide, avec sexe et violence ultra-explicites — comme si, pour la première fois, tout le contenu latent des films de Hitchcock se trouvait jeté en pleine lumière. Ce projet très personnel, Frenzy (sans lien avec le film qui sera tourné quelques années plus tard sous le même titre), comptait énormément pour le cinéaste qui s’impliqua à fond dans sa préparation en paraissant y trouver une seconde jouvence. Cependant, le film ne vit jamais le jour, faute d’obtenir l’appui de producteurs effrayés par l’audace du scénario. Sans préjuger du résultat (Truffaut, qui lut le script, fit honnêtement part de son scepticisme à Hitchcock, qui en fut quelque peu blessé), la description qu’en donne McGilligan ne laisse pas d’intriguer. Voilà un film fantôme, à l’instar du Voyage de Giuseppe Mastorna de Fellini et des Aventures de Harry Dickson de Resnais, auquel on n’a pas fini de rêver.
Patrick McGILLIGAN, Alfred Hitchcock. Une vie d’ombres et de lumière. Traduction de Jean-Pierre Coursodon. Actes Sud, 2011, 1128 pages.
[La traduction et l’édition d’un tel ouvrage représentent un travail considérable, et l’on sait gré à l’éditeur d’avoir maintenu l’index, outil indispensable régulièrement sacrifié par l’édition française. On regrette d’autant plus les défaillances du relecteur d’épreuves, qui a laissé passer des coquilles et des fautes d’accord spectaculaires, ce à quoi Actes Sud ne nous avait guère habitués. Plus étrange : il est de tradition de désigner David O. Selznick par ses initiales, D.O.S. ou DOS. Cet acronyme est curieusement composé « Dos » dans le livre (l’œil bute là-dessus à chaque occurrence) : quelqu’un, au moment de la préparation de la copie, a dû faire un chercher-remplacer hâtif, sans prendre garde qu’il en résulterait des bizarreries telles qu’« un acteur filmé de Dos ».]
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