Perecquiana

Nantis d’un appareil critique colossal mais jamais pesant, voici deux forts volumes qu’on dévore comme un roman policier. Un passionnant et émouvant work in progress, avec ses reprises, ses variantes, ses repentirs. On y voit Perec édifier pièce à pièce sa poétique, accéder à une maîtrise sereine de ses moyens, sans jamais se départir de la modestie vraie de l’artisan. Et, simultanément, la réception critique de l’écrivain évoluer au fil des ans, par le prisme des questions que lui posent ses interviouveurs.

Règles du jeu perecquien : ne jamais refaire le même livre, échafauder des constructions de plus en plus savantes où l’on introduit volontairement une erreur, un grain de sable, le petit « jeu » par où s’engouffrera la vie. Concevoir une œuvre comme un puzzle de mots qui trouvera sa place dans le vaste puzzle de la littérature (entre Verne et Queneau, Leiris et Roussel, Lowry, Melville, Flaubert et Kafka) ; comme une manière aussi de conjurer le vide de ses origines. Perec se voulait homme de lettres (les vingt-six de l’alphabet, précisait-il finement). Il rêva d’écrire un roman d’anticipation mettant en scène une société future où le jeu de scrabble aurait remplacé les échanges marchands (ce serait… « le capitalisme littéral » !). Il était aussi juif et orphelin (père tué sur le front le jour de l’Armistice, mère déportée à Auschwitz). « J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; […] Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose. » Cependant, la judaïté ne signifiait pas pour lui l’allégeance à une croyance ou l’appartenance à une communauté, mais « un silence, une absence, une mise en question, un flottement, une inquiétude… » Être juif voulait dire « ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil. » Face au néant, Perec dut s’inventer un point de départ : ce fut la contrainte. Manière de se libérer du problème angoissant de l’expression en s’inventant de formidables stimulants à l’imagination, de repenser l’acte d’écrire en transformant un monde dénué de sens par l’intermédiaire du langage. De là la passion de l’infra-ordinaire (réapprendre à regarder la réalité qui nous entoure et que nous ne voyons plus). De là l’obsession de la liste et du dénombrement comme manière d’embrasser, d’épuiser la totalité du réel, en sachant que toujours subsisterait un vide, l’e absent de la Disparition ou la fameuse pièce manquante du puzzle de Bartlebooth.

Il y aurait mille choses à dire encore. N’en ajoutons qu’une : l’émotion singulière qui traverse ces pages. Elles font entendre non seulement la parole de l’écrivain mais quasiment le timbre de sa voix, comme pour mieux conjurer une mort prématurée – il débordait de projets –, que tous ses lecteurs ressentent encore une injustice.

Georges PEREC, Entretiens et conférences. Édition établie par Dominique Bertelli et Mireille Ribière. Joseph K, 2003, deux volumes, 372 et 440 p.


Jeudi 22 septembre 2005 | Au fil des pages |

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