Black Books

Les librairies d’occasion sont des lieux si photogéniques et si riches en anecdotes et en personnages excentriques qu’on s’étonne qu’elles aient si peu tenté romanciers et cinéastes. En littérature, elles ont principalement inspiré des auteurs de polars. On songe au premier chef à Lawrence Block et à son sympathique personnage de bouquiniste-cambrioleur, Bernie Rhodenbarr, héros d’une dizaine de romans. Il y a aussi John Dunning et son Destinataire inconnu, premier et seul roman traduit en français d’un cycle de cinq polars mettant en scène un flic reconverti dans le commerce de livres d’occasion, ouvrage honnêtement charpenté et plein d’aperçus intéressants sur la bibliophilie américaine contemporaine (Dunning est lui-même bouquiniste à Denver).

Au cinéma, on garde un souvenir agréable d’un astucieux film d’épouvante de Tibor Takács, Lectures diaboliques (I, Madman, 1989), qui exploitait au mieux le décor d’une grande librairie d’occasion et son potentiel inquiétant. Si ma mémoire est bonne, une horrible créature y sortait en chair et en os des pages d’un livre maudit (hello, Lovecraft) pour répandre la terreur. Mise à mort à la fin du film, elle se transformait non pas en poussière, à la façon d’un vampire surpris par la lumière du jour, mais en une volée de feuillets imprimés que dispersait le vent (superbe idée, fort bien visualisée).

Honneur, donc, à Black Books (2000-2004), sitcom coécrite par Graham Linehan (Father Ted) et le comédien Dylan Moran, qui constitue à ma connaissance la seule incursion du petit écran dans le monde interlope de la bouquinerie. Bordélique, cradingue, hirsute, paresseux, soiffard, misanthrope et mal embouché, Bernard Black (Moran) est ce type de bouquiniste (on en a tous connu) dont on se demande par quel miracle il survit, vu qu’il conçoit sa librairie comme une extension de sa bibliothèque personnelle plutôt que comme un commerce ; comprenez qu’il adore la lecture mais déteste les clients, qu’il passe son temps à rembarrer ou à mettre à la porte. (L’affichette réversible posée contre la porte vitrée de son commerce porte le mot « closed » sur ses deux faces.) Sa vie sentimentale est aussi calamiteuse que celle de sa meilleure amie, Fran (Tamsin Greig), elle aussi très portée sur la bouteille, et qui tient la boutique de babioles voisine. Le troisième comparse de l’affaire, Manny, est un comptable ahuri, embauché par erreur par Bernard sous l’emprise de la boisson (l’excellent Bill Bailey, qu’on avait découvert dans QI, le gouleyant quiz comedy show de Stephen Fry). Inégale, joyeusement barrée et d’un réjouissant mauvais esprit, Black Books possède cette qualité des meilleures sitcoms anglaises de rendre attachants des personnages infréquentables sans recours facile au sentimentalisme, et de marier peinture sans aigreur des aléas triviaux et des mesquineries de l’existence, idiotie délibérée et délire nonsensique. Les deux premières saisons ont fait l’objet d’une édition DVD en France (avec sous-titres français). La troisième saison est disponible uniquement en Angleterre (avec sous-titres anglais).














7 commentaires
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Merci pour cette réjouissante découverte !

Au cinéma, il y a aussi “La neuvième porte”, de Polanski, avec sa belle scène initiale qui restitue très bien la tendance à l’escroquerie qui règne chez les bouquinistes (je précise que c’est mon métier…) Mais on s’éloigne ensuite du monde de la librairie, et d’ailleurs le film sombre peu à peu.

En littérature (policière, en effet), il y a aussi ce petit roman de Pierre Siniac paru au Masque, “Des amis dans la police”, dont le premier chapitre est lui aussi très vérace : ne connaissant pas le nom de ses clients mais sachant ce qu’ils lisent, le bouquiniste leur attribue le nom de leur auteur favori.

Mais il y a surtout (enfin, il y avait), chez Baleine, la série “Pierre de Gondol” créée par Jean-Bernard Pouy suivant le même principe que “Le Poulpe” : un personnage récurrent, un auteur différent à chaque volume.
Gondol tient la plus petite bouquinerie de Paris et son activité principale consiste à enquêter sur les énigmes d’ordre “littéraire” qu’on vient lui soumettre.
Dans le premier, écrit par Pouy, il s’agit de retrouver les cinq habitants disparus lors de la traduction en français du roman de Jim Thompson, “Pop. 1280″ (”1275 âmes”, dans la Série Noire”)…
Ce roman inaugural n’est pas le meilleur de la série, loin de là, mais il en est un délicieux de Roland Brasseur, “Le 54ème jour”, ou il s’agit de découvrir qui Perec s’était choisi comme père spirituel…

Commentaire par George Weaver 08.21.12 @ 6:29

Merci pour ces précieux compléments.
Le film de Polanski m’était sorti de l’esprit. Je m’en souviens aussi comme d’un film à la mise en place admirable et prenante, mais qui ne tardait pas à s’abîmer sans retour dans le ridicule. Ce qui me rappelle qu’il était adapté d’un roman d’Arturo Pérez-Reverte dont des amis sûrs m’avaient dit grand bien.

Je vais me mettre en chasse du Roland Brasseur, dont j’avais fort apprécié le remarquable travail d’érudition bénédictine sur Je me souviens.

Commentaire par th 08.21.12 @ 7:04

C’est une de mes séries préférées ! Je vous recommande également les spectacles de Dylan Moran et ceux de Bill Bailey : on s’éloigne de la bibliophilie mais on reste, pour le premier, dans un agréable cynisme irlandais grinçant, et, pour l’autre, dans une ambiance musicale complètement loufoque.

Quant aux bouquinistes en littérature, il y a aussi l’admirable roman de Walter Moers, “La cité des livres qui rêvent”, étrangement classé littérature jeunesse - quoi, parce que le héros est un dragon lettré ?-, qui est un superbe hommage à la bibliophilie en particulier et l’amour de la littérature et du livre en général.

Commentaire par De Litteris 08.23.12 @ 8:06

Bonjour.

Il y a aussi un film par Jean-Pierre Denis, La Petite Chartreuse (et le roman du philosophe Pierre Péju); il s’agit d’Étienne Vollard, qui vend ses livres vieilles.

Commentaire par Cristian C. 08.29.12 @ 7:27

J’aime beaucoup votre blog.

Commentaire par Cristian C. 08.29.12 @ 7:29

(Autrement dit, et pour rassurer—‘Voilà 40 livres’–>’livres vieilles’. THE FRENCH CONNECTION.)

Commentaire par Cristian C. 09.09.12 @ 10:51

Je viens enfin de visionner la totalité de la première saison et cette est en effet à la hauteur des espérances que vous instillez dans le présent billet, même si la scène dont vous présentez le découpage photo est sans doute la meilleure de toutes (en tout cas, la seule qui ait un véritable rapport avec le métier de bouquiniste…)

Le pire, c’est que je n’ai pu m’empêcher de reconnaître dans la boutique une réplique de mon propre bouge, avec toutes ces piles bordéliques de livres, cette tabagie incessante (très fine réplique au client qui s’offusque de devoir respirer la fumée) et ces cadavres de bouteilles disséminés sur les étagères !

Merci encore pour cette découverte !
Mais c’est hélas fini, tout ça : ça relève presque déjà de la préhistoire, on va tous fermer très bientôt.
Qui pourra encore comprendre quelque chose à cette série dans dix ans, à part quelques dinosaures ?

Commentaire par George Weaver 05.27.13 @ 6:39



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