Plisnier, prix Goncourt chez Guitry

Guitry affectionnait à l’occasion les private jokes. Dans le merveilleux Bonne Chance!, le peintre qu’il interprète loge rue Albert-Willemetz — rue fictive du XXIe arrondissement (!), clin d’œil au librettiste et parolier fameux, ami fidèle auquel il dédiera son étrange dernier film, Les trois font la paire.

Le souvenir de ce plan m’est revenu en tête en revoyant Quadrille. Au début du film, Philippe de Morannes (Guitry) relit l’épreuve de la une du journal dont il est rédacteur en chef. Ce journal existait vraiment à l’époque, c’est Paris-Soir, comme nous l’apprend l’insert que voici, qui pique la curiosité.

Le journal est daté du 2 décembre 1937. Le tournage de Quadrille a débuté quelques jours plus tôt, le 30 novembre. On subodore que la une de Paris-Soir présentée dans le film est le fruit d’un montage. Dans la une véritable de l’édition du 2 décembre, on a inséré à droite une manchette fictive annonçant l’arrivée en France d’un des personnages du film, la vedette hollywoodienne Carl Herickson. Du coup, l’on s’interroge. Qu’est-ce qui a motivé le choix de cette une ? Simple fruit des circonstances ? Ou bien Guitry a-t-il spécialement tenu à employer cette une-là, avec la manchette consacrée à la remise du prix Goncourt à Charles Plisnier ? Et si oui, pour quelle raison ? S’agissait-il de suggérer discrètement l’intérêt de Morannes pour le monde littéraire ? (Plus tard dans le film, il annonce qu’il se rend à la réunion de l’Interallié.) Ou bien d’adresser, sur le mode du clin d’œil à Willemetz de Bonne Chance !, un coup de chapeau admiratif au nouvelliste de Faux Passeports ? Ces deux hypothèses ne s’excluant d’ailleurs pas. L’espace d’une seconde, je me suis même demandé si Guitry n’aurait pas compté, au sein du jury Goncourt, parmi les partisans de Plisnier. Supposition erronée : après vérification, il appert qu’il n’est entré à l’académie Goncourt que deux ans plus tard.

(Quant au choix même de Paris-Soir, on peut imaginer un échange publicitaire négocié avec la direction du journal, placement de produit avant la lettre. Cela paraît plausible. Paris-Soir, dont le tirage atteignait alors le chiffre impressionnant de 1 170 000 exemplaires, se singularisait notamment par ses méthodes accrocheuses, inspirées de la presse américaine, et par le recours à des collaborations prestigieuses d’écrivains : Cendrars, Kessel, Colette, Cocteau, Simenon, Mac Orlan, Saint-Exupéry, etc. On notera que les nouvelles pratiques de la presse, et la publicité entourant les stars de cinéma déjà victimes de la peoplelisation, opposée à l’aura des comédiens de théâtre, constituent l’un des sous-thèmes de Quadrille.)

Contrairement à d’autres pièces de Guitry, directement transportées de la scène à l’écran, Quadrille a fait l’objet d’un travail d’aération réfléchi, si judicieux qu’il en est presque invisible. L’exposition a été entièrement repensée et ventilée en trois lieux (dont un extérieur : le Bourget, où atterrit l’avion d’Herickson, aussitôt pris d’assaut par des chasseuses d’autographes en délire) ; certains dialogues ont été resserrés tandis que le ping-pong d’autres échanges se fait plus vif, avec un naturel plus familier ; des scènes faisant l’objet dans la pièce d’un récit après coup sont ici directement visualisées, etc. Si quelqu’un doutait encore de la fine intelligence qu’avait Guitry, en dépit de ses propres dénégations, de la différence entre théâtre et cinéma, et du soin avec lequel il repensait, en souplesse et sans ostentation, la mise en espace de ses pièces pour l’écran, une comparaison terme à terme de la pièce et du film suffirait à l’en convaincre — même si l’organisation de l’espace est ici moins éclatante que dans d’autres films de la même période (Quadrille reste le moins brillant de cette procession d’œuvres éblouissantes que Guitry enchaîne à une cadence invraisemblable entre 1935 et 1937 : dix films en deux ans, parmi lesquels Bonne Chance !, le Nouveau Testament, le Roman d’un tricheur, Mon père avait raison, Faisons un rêve et Désiré ; époque Jacqueline Delubac, époque la plus heureuse de son cinéma). Notre une de journal, pour revenir à elle, participe discrètement à la mise en film de la pièce : inscription subliminale d’un fragment de réel « extra-diégétique » (aïe donc) immédiatement contemporain du tournage du film, elle contribue à faire sortir les quatre personnages des espaces clos théâtraux où se déploit leur chassé-croisé amoureux (chambres et couloirs d’hôtel, loges de théâtre, bureaux et appartements) pour les faire entrer dans la temporalité, la réalité vécue des spectateurs.

Pour finir, on admirera l’humour involontaire de la manchette.

« C’est la première fois que les dix couronnent un étranger » (Plisnier fut en effet le premier Belge à recevoir le prix Goncourt) ; « M. Raoul Ponchon, pris ce matin d’un accès grave, a été transporté dans une clinique ».
Ceci est-il la conséquence de cela ?


Mercredi 29 août 2012 | Dans les mirettes |

2 commentaires
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Guitry visionnaire ? La rue Albert Willemetz est devenue une réalité en 1978 - et dans le XXe (presque le XXIe !) Je suis à la recherche de rues imaginaires parisiennes. Jj’ai déjà Perec et Poe, si vous avez des idées, je suis preneur…

Commentaire par hrundi v. bakshi 01.06.15 @ 4:15

Belle idée. Si je pense à quelque chose, je vous fais signe.

Commentaire par th 01.07.15 @ 11:59



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