On a calculé que l’érudit le plus acharné, se consacrât-il jour et nuit à l’exercice de la lecture, ne pourrait assimiler que vingt mille ouvrages au cours de sa laborieuse existence.
J’imagine en avoir près du double, n’ayant guère laissé passer de jour depuis mes quinze ans sans en ramener un ou deux (ou plus) à la maison. Je ne suis rien pourtant face à ces bibliophiles dont les ventes s’étirent sur des années, provoquant, par la quantité d’exemplaires qu’ils libèrent soudainement, l’effondrement de la cote de certains ouvrages ; et peu de choses face à ces boulimiques qui saturent une pièce après l’autre de livres, au point d’en fermer un jour la porte, comme le faisait De Quincey, pour n’y plus revenir.
Revoici Zeri dont l’immense villa — au sens des anciens Romains — était comble de livres, de la cave au grenier, et dont chaque étage constituait à lui seul une bibliothèque à l’intérieur de la bibliothèque. « Les livres, me disait-il, il faut les avoir autour de soi; il suffit de les ouvrir, de les parcourir, de les sentir pour s’imprégner déjà de leur contenu. » Et quoiqu’il reçût quotidiennement en hommage des dizaines d’ouvrages, chacun de ses voyages se traduisait par un blitz de papier.
Je me souviens aussi de Derrida répondant à la visiteuse qui lui demandait s’il avait lu tous les livres débordant de son bureau que non, bien sûr, mais quatre, oui, certainement, et très attentivement.
On rapportera ces anecdotes à la célèbre réplique d’Anatole France rétorquant à son interlocuteur, rappelle Walter Benjamin, qu’il n’utilisait certainement pas chaque jour toutes les pièces de son service de porcelaine… Odor di libri, voilà qui suffit.
Patrick Mauriès, Fragments d’une forêt.
Grasset, 2013.
4 commentaires
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Hey, quelle bonne surprise de te recroiser ici ! Le Bathyscaphe te rend grâce. Mes amitiés au Maxou.
Commentaire par th 09.29.13 @ 1:43Tombé sur ce passage lors de ma rétro-lecture du site. Entre 12 et 30 ans, j’en suis sûr, parallèlement à une vie ordinaire de collégien, lycéen, étudiant, milicien, fonctionnaire, consultant, homme marié, mari adultère, animateur de revues, poète débutant mais acharné, etc, j’ai lu un minimum de 5 livres par jour, souvent plus (je me souviens de mon rythme: 300 pages de l’heure pour la fiction). Soit 32.850. Le secret: ne pas attacher trop d’importance à chaque livre, lire le flux et pas la figure, éviter toute forme même vague de bibliophilie. Si j’ai ralenti mon rythme à partir de 30 ans, je suppose que ma consommation au moment où j’écris avoisine les 50 mille ouvrages. Et dieu sait que je ne fais pas que lire! Le chiffre de 20.000 me paraît assez peu stupéfiant, et “l’érudit le plus acharné”, une figure lénifiante imaginaire. Mais quoi? Il faut avoir à peu près tout lu à trente ans (hors parutions nouvelles bien sûr), sinon, on n’a plus la patience. L’idée de lire Cervantès ou Tolstoï, ou de finir Au-dessous du volcan, ce que j’avais négligé durant mes années calcineuses, ne me viendrait plus…
Commentaire par Luc Dellisse 03.06.17 @ 9:44Cinq livres par jour ou trois cents pages à l’heure me paraissent un rythme de croisière exceptionnel, pour ne pas dire phénoménal. En tout cas, je n’ai jamais approché même de loin cette moyenne.
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas pour cette raison statistique que ce passage m’avait arrêté, mais pour ce que Mauriès écrit du plaisir déraisonnable qu’il y a à s’entourer de plus de livres qu’on en pourra lire, de l’importance de leur présence quotidienne autour de soi, de leur pouvoir d’imprégnation. Et puis l’évocation de la maison-bibliothèque de Federico Zeri, fabuleuse caverne d’Ali-Baba qu’on aperçoit dans un beau documentaire qui lui a été consacré.
Un bien bel extrait qui décomplexe… (bon, comme si je l’avais jamais été, en même temps !)
Et sinon, bisous !
(PS : je t’ai dit que j’avais encadré un second article de Bathyscaphe ? :D)
Commentaire par Novatilla 09.28.13 @ 11:43