Autoportrait en miettes

La première entrée s’intitule « A » ; la dernière, « Zibaldone ». Malicieux pied de nez qu’adresse, au genre devenu banal de l’abécédaire, ce livre qui « n’a ni début ni fin. Pas de forme bien arrêtée non plus ».

Fragments d’une forêt fait suite aux Lieux parallèles, paru chez Plon voici près de quinze ans. L’ouvrage se recommande d’une longue tradition qui remonte à l’Antiquité (Athénée, Macrobe, Aulu-Gelle) et s’épanouit à la Renaissance (Érasme, Bacon) ainsi que chez les baroques anglais chers au cœur de l’auteur. Une forêt, apprend-on au seuil du livre, désignait alors « un recueil mêlé de notes et de marginalia, une collection de fragments et de faits récupérés chez les uns pour être proposés aux autres ». Bacon éleva même le genre au carré en s’attelant, au soir de sa vie, à la compilation d’une forêt des forêts (Sylva Sylvarum).

Il s’agit donc d’un carnet de bord réunissant dans un désordre savamment concerté citations et notes de lecture, exercices d’admiration, portraits et biographies brèves, choses vues et beaux faits divers, notations intimes, épiphanies de la vie ordinaire liées à des lieux, des amours, des rencontres. On s’y promène entre Londres, Paris, Nice, Rome, Sienne et Milan. On y croise Italo Calvino, Federico Zeri, Giorgio Manganelli, Pierre Lesieur, Boris Kochno, Olivier Larronde, Tomaso Buzzi et quantité d’autres figures inclassables d’écrivains, de peintres, d’architectes, de décorateurs, d’érudits, d’excentriques et de collectionneurs d’hier et d’aujourd’hui. L’usage des formes brèves qu’affectionne Patrick Mauriès convient idéalement à l’évocation oblique de ces créateurs en marge, à l’écart du mainstream comme des avant-gardes patentées, qui nourrissent depuis toujours ses passions de lecteur, d’essayiste et d’éditeur. L’éclectisme dont celles-ci témoignent n’est nullement le fait d’un esprit versatile, mais tout simplement celui d’un homme épris avant tout de singularité. Il n’exclut nullement la fermeté des partis pris.

De Roland Barthes, Mauriès a hérité non seulement le goût du fragment et des biographèmes, mais aussi l’art de saisir le ton d’une époque à travers ses phénomènes en apparence les plus futiles. La lecture de Vogue et de Vanity Fair, le spectacle d’une bonimenteuse d’une chaîne de télé-achat, la floraison des boutiques de faux luxe, le service d’accueil des TGV mimant dérisoirement celui des aéroports, le décor standardisé des chambres d’hôtels, les mouvements cycliques de la mode vestimentaire — dont l’accélération constante dans la pratique du recyclage s’apparente désormais à un sur-place définitif — lui inspirent ainsi autant de « mythologies » miniatures. Constatant sans aménité le conformisme de plus en plus écrasant des modes éditoriales (le culte des gagnants triomphe là comme ailleurs), il s’en prend à l’« émotion » érigée en critère suprême d’appréciation esthétique, au minimalisme (en littérature et en art comme dans la décoration d’intérieur) devenu le cache-misère d’une pauvreté flagrante de style, de pensée et d’imagination. Face à la dématérialisation du monde en cours avec l’avènement du numérique, il propose un parallèle éclairant avec la révolution industrielle anglaise dont il montre qu’elle fut le moment d’une « première crise de l’analogique » (dans le même ordre d’idées, on lira avec intérêt ses remarques sur l’évolution de la perception des couleurs).

Une continuité souterraine se fait jour sous la disparate apparente de ces pages, qui dessinent, en creux, un autoportrait en miettes. De quoi s’agit-il au fond ? D’arracher à l’oubli, comme l’écrivait John Aubrey, des petits riens négligés, de sauver du néant des moments fugaces qui engagent l’existence, des lieux, des œuvres, des êtres aimés. Et c’est ici que la démarche de l’écrivain rejoint la passion du modeste collectionneur qu’est aussi Patrick Mauriès.

Je retiens, comme on retient une personne sur le point de partir, tous mes livres, mes tableaux, mes objets, même s’ils ne me parlent plus. Exemple parfait de cette sorte de collectionneur que distingue un psychanalyste américain, en opposition dialectique à son contretype : celui qui amasse et celui qui élimine, le premier ne parvenant pas à combler la perte, courant vers la réparation impossible, paralysé par l’idée de choix, le second tenu par un narcissisme épuisant, qui ne (se) trouve jamais assez bien.
Mais « accumuler », cela signifie-t-il « ne pas choisir » ? Non, bien sûr, il s’agit d’abord de garder, en témoignage, chacune des étapes, chacun des états du choix, pièce de l’interminable puzzle qui nous compose et se découvre progressivement devant nous, pour notre plus grand étonnement (« je ne collectionne pas, je vis avec mes objets », dit, dans un quotidien, la collectionneuse américaine Alicia Kaplan).

Passage auquel fait écho, vingt pages plus loin, une citation de Taine où Mauriès voit la raison profonde de la passion des objets :

Il y a un proverbe turc qui dit : « Quand la maison est finie, la mort entre. » C’est pour cela que les sultans ont toujours un palais en construction, qu’ils se gardent bien d’achever. La vie semble ne vouloir rien de complet — que le malheur. Rien n’est redoutable comme un souhait réalisé.

Cet interminable puzzle, ce palais en construction que l’auteur se garderait bien d’achever, c’est aussi bien ce livre. Qui n’a donc « ni début ni fin », et pour cause.

Patrick MAURIÈS, Fragments d’une forêt (Disparates, 1). Grasset, 2013, 230 pages.


Mardi 1 octobre 2013 | Au fil des pages |

Pas de commentaire
Laisser un commentaire



(requis)

(requis, ne sera pas affiché et restera top secret)