La chasse au snark (Out 1, suite)

Une chose est ce qu’un scénariste hollywoodien moyen aurait tiré d’un pareil matériau, une autre est ce qu’en fait Rivette. Le film porte bien son titre : out, il l’est complètement. Ne ricanons pas trop de la vieille ORTF qui refusa en son temps de le diffuser. Aucun décideur de la télé ne voudrait aujourd’hui d’un objet aussi hors normes, aussi tranquillement indifférent à toute idée d’exposition, de tension narrative, de progression dramatique et de dénouement. Intrigues et sous-intrigues s’engendrent par scissiparité, au fil des rencontres entre les protagonistes dont les interactions ne se dévoilent que très progressivement, un peu comme une partie de billard filmée au ralenti : une bille touche une deuxième qui en heurte à son tour deux autres, de telle sorte que la quatrième ignore qu’elle fut indirectement mise en mouvement par la première. Ainsi Colin et Frédérique se croiseront-ils sans se voir dans la boutique baba cool de Pauline alias Émilie (Bulle Ogier) et ignoreront toujours qu’ils menaient une enquête parallèle. Des informations clés ne nous sont livrées qu’incidemment, presque par inadvertance. Des pièces essentielles du puzzle nous restent dissimulées. Deux membres importants des Treize, Pierre et Igor, ne quitteront pas les coulisses. On en parle sans arrêt, on ne les voit jamais 1. Le premier, présenté tour à tour comme un démiurge inquiétant et un rêveur inoffensif, est peut-être celui qui, dans l’ombre, tire toutes les ficelles. Quant au second, il aurait disparu sans explications depuis six mois. Ajoutons que ce qu’on pourrait appeler la démocratie du regard de Rivette sur sa troupe fait qu’on ne peut jamais prévoir à l’avance si tel protagoniste deviendra un personnage clé ou s’il ne fera qu’une apparition sans lendemain. (Out 1 est aussi un film de bande. Outre de nombreux habitués du cinéma de Rivette, on y croise plusieurs cinéastes ou critiques de cinéma venus faire une amicale apparition, comme aux beaux jours de la Nouvelle Vague. Aux comédiens déjà cités, il faut ajouter Bernadette Lafont, Jean Bouise et Alain Libolt, tandis qu’Éric Rohmer, Barbet Schroeder, Michel Delahaye, Bernard Eisenschitz, Brigitte Roüan et Jean-François Stévenin campent des personnages de second plan ou de simples silhouettes.)

Il n’est pas indifférent que les messages cryptés ayant mis Colin sur la piste des Treize soient truffés d’allusions non seulement à Balzac, mais à la Chasse au snark. À l’image du poème de Lewis Carroll, narrant une quête absurde ne débouchant sur rien, Out 1 ne suggère des mystères que pour en différer toujours la résolution, ne suscite une attente que pour la laisser en suspens, et se conclut moins qu’il ne s’interrompt, en nous laissant en plan avec un écheveau de questions sans réponse.

Or, c’est dans ce flottement et cette incertitude que le film trouve sa raison d’être et son pouvoir de fascination.

1 Il en ira de même pour un personnage essentiel de la Bande des quatre (1988), prénommé lui aussi Pierre. Rivette a fait sien un procédé de Balzac, qui dans Histoire des treize ne nous présentait que quatre membres de sa société secrète et laissait les autres dans l’ombre, comme pour mieux renforcer leur pouvoir occulte. Pendant qu’on y est, rappelons que Balzac a inspiré deux autres films à Rivette, la Belle Noiseuse (d’après le Chef-d’œuvre inconnu) et Ne touchez pas à la hache (d’après la Duchesse de Langeais, une des trois nouvelles d’Histoire des treize).

(À suivre.)


Mercredi 18 décembre 2013 | Dans les mirettes |

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