« L’ordre des lieux conserve l’ordre des choses »

Ci-dessous la belle première page de l’Art de la mémoire, dont je me suis enfin décidé à entreprendre la lecture. Dans cet ouvrage fondamental, Frances A. Yates retrace l’histoire des moyens mnémotechniques de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. Cet art de la mémoire, sous-branche de la rhétorique, inventé par les Grecs puis transmis aux Romains, était destiné à l’origine aux orateurs, auxquels il devait permettre de prononcer de longs discours dans un ordre impeccable. Il consiste à imaginer un lieu à la topographie précise — une maison, un temple, un palais — et à s’y inventer un parcours en plaçant, en des endroits déterminés, des imagines agentes, des images frappantes synthétisant ce qu’on veut dire. Chaque station du parcours représente ainsi un moment du discours. L’orateur, en prononçant celui-ci, n’aura plus qu’à déambuler mentalement dans sa demeure imaginaire pour y retrouver, pièce après pièce, palier après palier, les étapes de son argumentation.

Cette pratique, Frances Yates l’inscrit dans un contexte culturel beaucoup plus large. Au-delà de l’histoire de la mémorisation, l’intérêt de son ouvrage est de montrer que cette méthode était porteuse d’un système de représentation du monde qui n’a pas été sans influencer la philosophie, la cosmogonie et l’art — ne serait-ce que parce qu’elle encourageait, outre l’invention d’un lieu imaginaire, la création d’images. Par exemple, telle fresque de Santa Maria Novella datant du XIVe siècle, le Triomphe de saint Thomas, est conçue comme un vaste système mnémotechnique à la gloire de ce saint, récapitulant ses connaissances et ses vertus. Elle totalise en un seul ensemble pictural tout ce qu’il convient de savoir sur Thomas d’Aquin, en recourant à des images conformes aux traités de la mémoire de l’ordre dominicain, qui en fut le commanditaire. (Yates cite au passage Panofsky, qui apparentait la grande cathédrale gothique à une somme scolastique, dans la mesure où elle est disposée selon « un système de parties homologues et de parties de parties ». La cathédrale serait ainsi un locus memoriae non plus mental mais matériel, « pleine d’images placées dans des lieux bien distribués », qu’on peut arpenter « en vrai »).

Mais ce qui m’a d’abord frappé dans l’extrait ci-dessous, c’est combien la légende attribuant au poète Simonide l’invention de l’art de la mémoire prend l’allure d’un conte fantastique (on songe à Mérimée).

Au cours d’un banquet donné par un noble de Thessalie qui s’appelait Scopas, le poète Simonide de Céos chanta un poème lyrique en l’honneur de son hôte, mais il y inclut un passage à la gloire de Castor et Pollux. Mesquinement, Scopas dit au poète qu’il ne lui paierait que la moitié de la somme convenue pour le panégyrique et qu’il devait demander la différence aux Dieux jumeaux auxquels il avait dédié la moitié du poème. Un peu plus tard, on avertit Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à l’extérieur et désiraient le voir. Il quitta le banquet et sortit, mais il ne put trouver personne. Pendant son absence, le toit de la salle du banquet s’écroula, écrasant Scopas et tous ses invités sous les décombres ; les cadavres étaient à ce point broyés que les parents venus pour les emporter et leur faire des funérailles étaient incapables de les identifier. Mais Simonide se rappelait les places qu’ils occupaient à table et il put ainsi indiquer aux parents quels étaient leurs morts. Castor et Pollux, les jeunes gens invisibles qui avaient appelé Simonide, avaient généreusement payé leur part du panégyrique en attirant Simonide hors du banquet juste avant l’effondrement du toit. Et cette aventure suggéra au poète les principes de l’art de la mémoire, dont on dit qu’il fut l’inventeur. Remarquant que c’était grâce au souvenir des places où les invités s’étaient installés qu’il avait pu identifier les corps, il comprit qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire.
« Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Alors l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace. » (Cicéron, De oratore.)

Par une coïncidence curieuse, on a vu deux personnages de séries anglaises récentes pratiquer cet art de la mémoire. Il s’agit de Charles Augustus Magnussen, le maître-chanteur diabolique du troisième épisode de la décevante troisième saison de Sherlock, et d’Élise Wassermann, l’inspectrice quelque peu sociopathe de The Tunnel.


Élise Wassermann (Clémence Poésy) dans The Tunnel.


Jeudi 31 juillet 2014 | Au fil des pages |

4 commentaires
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Bizarrement, bien avant d’avoir connaissance de cette somme de Yates (que j’avoue humblement n’avoir pour ma part fait que feuilleter), c’est par Thomas Harris que j’ai appris cette histoire de palais de la mémoire : il en parle longuement dans sa trilogie, dans le troisième tome, me semble-t-il, Hannibal.

Commentaire par George Weaver 07.31.14 @ 5:02

Comme quoi la fiction policière mène à tout.

Commentaire par th 07.31.14 @ 6:38

Dans La Dissolution (NOUS, 2008), Jacques Roubaud parle beaucoup des arts de mémoire et évoque, parmi d’autres, Yates. Surtout, il explique sa propre méthode qui lui sert pour la composition de poésie. Le lieu qu’il s’est choisi est… une main, “art de mémoire de poche”.

Commentaire par GH 08.01.14 @ 2:01

Dans le Grand Incendie de Londres, Roubaud raconte comment il compose ses poèmes en marchant, mais je ne me souviens pas qu’il fasse allusion aux arts de la mémoire. C’est donc qu’il gardait cela en réserve pour une digression future. Je lis ce cycle de Roubaud dans l’ordre et suis encore loin de la Dissolution, mais j’y arriverai un jour !

Commentaire par th 08.03.14 @ 4:43



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