En relisant la Marque jaune

La Marque jaune est de ces albums dont d’innombrables lectures n’altèrent pas le pouvoir d’envoûtement. Jacobs y accomplit la fusion parfaite de l’intrigue (un modèle de construction et d’économie narrative), du décor et de l’ambiance : le Londres des clubs et de Fleet Street, des taxis filant dans la nuit, des docks et des brouillards. On sait que Jacobs effectua sur place des repérages très poussés ; nul doute qu’il s’était également nourri de Conan Doyle, Sax Rohmer et Jean Ray. À l’instar de ses illustres devanciers, Jacobs a bien perçu que Londres était à la fois un formidable terreau feuilletonesque et un home, sweet home confortable comme un bon vieux complet en tweed usé aux coudes. De fait, la Marque jaune est le seul album de Jacobs où nos héros enquêtent à domicile, entre deux périples en Égypte ou dans l’Atlantide. Blake et Mortimer chez eux, c’est Holmes et Watson dans le cocon chaleureux de Baker Street, devisant au coin du feu comme un vieux couple en ménage, la théière et le whisky à portée de la main (et n’est-ce pas pour ces scènes-là qu’on relit Conan Doyle ?).

Mais ce qui m’a frappé à la relecture de l’album, c’est le rôle moteur qu’y joue la chose imprimée sous toutes ses formes. Bien entendu, le méchant diabolique communique par voie de presse, et l’on a droit comme dans tout bon film noir à des inserts sur les manchettes des journaux ; rien là que d’attendu. Mais il y a plus. Leur enquête conduit nos héros à la rédaction du Daily Mail, et Jacobs fait son miel de l’ambiance électrique des soirs de bouclage et du merveilleux système de communication par tuyaux pneumatiques (dont François Truffaut sut également exalter les charmes dans une digression de Baisers volés). Mortimer sympathise avec le vieil archiviste du Daily Mail, aimable second rôle qui sera à son insu le deus ex machina de l’affaire. Il s’absorbe longuement dans la lecture des anciennes collections du journal, pressentant y trouver une piste décisive. Il se fait blouser par la Marque jaune dans la salle de lecture de la bibliothèque du British Museum, dont Jacobs, en quelques cases, restitue admirablement l’atmosphère. Last but not least, c’est non seulement un livre, The Mega Wave, qui recèle la clé du mystère mais, ironie suprême, la dédicace d’un exemplaire (non coupé !) du service de presse ; « Envoyez donc des livres aux critiques », maugrée Mortimer. Au fond, le savant fou aura été victime de sa vanité d’auteur. N’ayant pas supporté les mauvaises critiques, il est devenu un génie du mal. La Marque jaune ? Un écrivain frustré, voilà tout. (C’était ma contribution à la rentrée littéraire.)








Lundi 1 septembre 2014 | Au fil des pages |

4 commentaires
Laisser un commentaire

j’ai relu La Marque Jaune un nombre infini de fois et rien n’amoindrit le sentiment qu’on a en regardant la page 25 (celle où la Marque Jaune cambriole à Park Lane).Ici, c’est moins l’absence de phylactères que le dessin et le coloris qui créent l’impression de silence angoissant. Génial.

Commentaire par roger gozin 10.04.15 @ 9:13

Indeed. La lumière et le découpage de toute la séquence sont admirables.

Commentaire par th 10.06.15 @ 3:37

À titre tout à fait accessoire : Damned ! Mortimer serait-il un traître à la cause de sa Gracieuse Majesté ? À Park Lane, le whisky qu’il sirote est un Canadian Club, c’est à dire même pas britannique !!

Commentaire par roger GOZIN 04.11.17 @ 11:43

Hé, hé. Bien vu.

Commentaire par th 04.12.17 @ 5:19



(requis)

(requis, ne sera pas affiché et restera top secret)