— C’est vrai, dit-elle, il y a deux femmes en moi…
— Oui, reprit-il distraitement… deux femmes qui se combattent… et qui, par moments, s’excluent l’une l’autre… deux femmes qui n’ont pas le même sourire. Car c’est le sourire qui diffère dans tes deux images… tantôt naïf et jeune, avec des coins de bouche relevés… et tantôt plus amer et comme désabusé.
— Laquelle aimes-tu le mieux, Raoul ?La Femme aux deux sourires
La femme, chez Maurice Leblanc, est double. Dans la Comtesse de Cagliostro, récit fondateur de la jeunesse de Lupin, Raoul d’Andrésy oscille entre un amour fleur bleue pour sa cousine Clarisse d’Étigues et un amour-passion dévastateur pour la maléfique et magnifique Joséphine Balsamo. Ce motif, avec des variantes, des atténuations, des déplacements, circule dans toute l’œuvre de Leblanc.
Deux femmes, Régine, actrice, et Arlette, mannequin, partagent l’aventure de Jean d’Enneris dans la Demeure mystérieuse. Deux sœurs, Elizabeth et Rolande, sont mêlées au drame de La Cagliostro se venge. Il y a deux cousines dans l’Aiguille creuse, Suzanne de Gesvres et Raymonde de Saint-Véran, qui sera le grand amour de Lupin. Deux sœurs à nouveau dans la Barre-y-va, Bertrande et Catherine, entre lesquelles balance le cœur de Raoul d’Avenac :
Au fond, peut-être les aimait-il toutes deux, et, en les aimant toutes deux, l’une si pure et si ingénue, l’autre si tourmentée et si complexe, peut-être n’aimait-il qu’une seule et même femme, qui était, sous deux formes différentes, la femme de l’aventure à laquelle il consacrait toutes ses forces et toutes ses pensées.
Une seule et même femme en deux incarnations qui tour à tour se confondent et se distinguent : voilà résumé le tropisme amoureux de Lupin. Il reparaît dans la Femme aux deux sourires, sous la forme de deux demi-sœurs prises l’une pour l’autre, Antonine, la petite provinciale ingénue, et Clara, l’aventurière ardente et tourmentée. Lupin aimera l’une à travers l’image de l’autre 1, le souvenir inoubliable de sa première apparition — exemple singulier, finement analysé par Leblanc, de cristallisation amoureuse.
Deux femmes encore dans la Demoiselle aux yeux verts : l’Anglaise aux yeux bleus, Constance Bakefield, lady cambrioleuse de haut vol, l’émule féminine de Lupin, qui eût fait un adversaire admirable (on croit d’abord que le roman prendra ce chemin) si elle n’avait la mauvaise idée de périr assassinée à la fin du premier chapitre ; et Aurélie, la blonde aux yeux verts, nouvel avatar de l’innocence persécutée 2. Mais voici qu’Aurélie se dédouble à son tour, devient multiple, insaisissable :
Raoul n’en revenait pas. Cela dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer à propos de la demoiselle aux yeux de jade. […] Il ne se lassait pas d’admirer l’étrange créature qu’il n’avait aperçue, depuis la jolie vision initiale, que par éclairs et en des crises d’horreur et d’effroi. C’était une autre femme, chez qui tout prenait caractère d’allégresse et d’harmonie. Et c’était pourtant bien celle qui avait tué et participé aux crimes et aux infamies. C’était bien la complice de Guillaume.
De ces deux images, si différentes, laquelle devait-on considérer comme la véritable ? Raoul observait en vain, car une troisième femme se superposait aux autres et les unissait dans une même vie intense et attendrissante […]
Les deux grands types féminins de la geste lupinienne — la victime innocente, l’aventurière mêlée à des crimes de son plein gré ou à son corps défendant — ressortissent à des stéréotypes de roman-feuilleton. L’originalité de Leblanc est de les avoir fondus en un seul. Son incarnation la plus stupéfiante sera, dans 813, ce monstre formidable qu’est Dolorès Kesselbach.
1 L’image, littéralement. Avant même qu’il la rencontre en chair et en os, Antonine apparaît à Lupin sur l’écran d’un très moderne visiophone, lorsqu’elle sonne par erreur à son appartement. Lupin, en somme, s’éprend d’une image avant de s’éprendre d’une femme, et c’est cette image-écran qui l’empêchera longtemps d’appréhender la vérité.
Notons en passant l’intérêt précurseur de Leblanc pour le cinéma : le Film révélateur, dans les Huit Coups de l’horloge (1923), est peut-être le premier exemple, dans le domaine français, d’emploi du cinéma comme pivot narratif d’un récit de fiction.
2 Cette figure a toujours partie liée avec un secret d’enfance, tantôt oublié, tantôt inavouable (la Barre-y-va, la Demoiselle aux yeux verts, la Femme aux deux sourires).
2 commentaires
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C’est très bien vu. Le thème des deux femmes jumelles inversées est un ressort extrêmement récurrent ; on le retrouve aussi dans AL contre HS (c’est la même femme mais à deux identités), dans Victor de la Brigade mondaine, dans les Dents du tigre et surtout dans l’Île aux trente cercueils. Doubles, du reste, sont toutes les femmes de Lupin, à commencer par celle qui, dans la toute première aventure, se change en un éclair en complice. Avec des variantes : dans le Piège infernal (in les Confidences), un jeune garçon voué à la vengeance se révèle une jeune femme qui finit par sauver Lupin. Et la Cagliostro est double ou triple au fil du temps.
Au fond, le Sept de cœur, avec cette carte à jouer en fer qu’il faut retourner pour accéder au second secret est comme la métaphore de tout le “système féminin” de Leblanc…
Commentaire par Luc Dellisse 08.31.16 @ 11:30