Les petites flèches de Normand Lalonde

En 1988, Normand Lalonde consacrait un mémoire de maîtrise aux Bibliothèques de Bouvard et Pécuchet. Un ami me recommanda la lecture de ce travail vif, plein d’aperçus stimulants (il y était question notamment de l’imaginaire des bibliothèques dans la littérature française du XIXe siècle, avec des excursus sur les collections de livres de Jean des Esseintes et du capitaine Nemo) ; essai si peu académique que son directeur d’études, m’a-t-on dit, dut ferrailler pour le faire accepter par le jury, et pourtant voilà un mémoire qui apportait du neuf tout en se signalant par ses qualités d’écriture. Les deux clercs de Flaubert furent derechef le sujet de la thèse de doctorat de Lalonde, Flaubert et la faute du temps. Éternité, évolution et origine dans Bouvard et Pécuchet (celle-là, je ne l’ai pas lue). Par la suite, il devint professeur de littérature et de cinéma au Collège de Maisonneuve. En 2007, il fut diagnostiqué d’une tumeur au cerveau. Il est mort le 1er juillet 2012, à l’âge de cinquante-deux ans.

Nous avions plusieurs relations communes, j’aurais aimé le rencontrer, les hasards de l’existence en ont décidé autrement. La lecture d’Autoportrait aux yeux crevés ne fait qu’aviver ce regret. Ce précieux petit livre réunit un choix de ses aphorismes, écrits durant les cinq dernières années de sa vie. La maladie, l’hôpital, la certitude de la mort proche sont évidemment très présents en ces pages, mais ils sont traités avec un humour noir, un détachement stoïque qui laissent pantois. Le détachement de soi, la juste distance me semblent du reste la qualité principale du regard de Normand Lalonde, qu’il considère le monde et ses petites vanités ou qu’il s’observe lui-même, sujet vivant, sujet pensant, sujet écrivant. On ne s’étonnera pas non plus que cet amoureux de Bouvard et Pécuchet soit des plus attentifs à la part de bêtise qui sommeille en chacun, aux lieux communs, aux idées reçues, aux expressions toutes faites, qu’il sait à merveille détourner, à peine, juste ce qu’il faut pour vous obliger à vous arrêter sur le sens des mots. Lalonde est un maître de la déstabilisation douce.

L’aphorisme est un genre qui ne pardonne pas. Trop souvent triomphent le jeu de mots facile, le moralisme plat et l’astuce de comptoir, qui ferment le sens ou le rabattent sur le trivial au lieu de l’ouvrir sur l’imaginaire. S’il faut pinailler, je n’ai relevé dans ces soixante pages que deux jeux de mots un peu convenus, comme on en a tous fait à quinze ans. Partout ailleurs, le paradoxe, l’humour, la faculté d’étonnement rendent le langage et la pensée à leur pouvoir poétique d’ébranlement. Le trait d’esprit porte pour une fois bien son nom, petite flèche affutée d’un esprit rare et fin qui avait l’élégance du cœur.

Normand Lalonde, Autoportrait aux yeux crevés. Petites méchancetés et autres gentillesses. Postface émue de Manon Riopel et Jean-François Vallée, dédiée au souvenir de leur ami. L’Oie de Cravan, 2016, 60 pages.


Mercredi 1 mars 2017 | Au fil des pages |

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