In Harm’s Way

Sans égaler Anatomy of a Murder ni Advise and Consent, In Harm’s Way vaut beaucoup mieux que sa réputation mi-figue mi-raisin. À sa sortie en 1965, le film essuya une volée de bois vert. En plein essor du jeune cinéma, l’entreprise fut jugée anachronique (sentiment que le passage du temps n’a pu qu’estomper : ce sont aujourd’hui ses solides vertus classiques qui nous frappent) et suspectée de militarisme (ce qui est absurde). Seuls les premingériens de la première heure furent sensibles à ses qualités. Gérard Legrand parla d’une « symphonie de la fatigue et de l’épuisement ». Jacques Lourcelles loua « l’attention suprême apportée aux corps, à la vie physique des personnages » et l’ambition totalisante de Preminger « de décrire l’action sous tous ses aspects et la vie des individus à tous ses niveaux », dans ses implications personnelles et collectives. Tous deux pointèrent la nécessité, pour le héros premingérien, de savoir faire preuve d’esprit de décision et de tirer les conséquences de ses actes 1. Le film, depuis, a sombré au purgatoire. La surprise n’en est que meilleure.

Situé au début de la guerre du Pacifique (entre l’attaque de Pearl Harbour et le premier revers infligé en mer à l’armée japonaise), c’est un Preminger typique de sa « deuxième manière » : adaptation d’un best-seller + production à gros budget + casting all-stars (John Wayne, Kirk Douglas, Patricia Neal, Burgess Meredith, Henry Fonda, Paula Prentiss, Dana Andrews, Franchot Tone, Stanley Holloway…) + durée fleuve + radiographie d’une institution. Après la justice (Anatomy of a Murder et les nombreuses scènes de procès émaillant la filmographie de Preminger), la politique (Advise and Consent), l’Église (The Cardinal), voici donc la marine militaire en temps de guerre. Constantes de ce corpus :
1. Les militaires d’In Harm’s Way, comme le personnel politique d’Advise and Consent, sont envisagés comme une classe professionnelle en exercice.
2. Preminger n’est pas un déterministe. Il ignore le poncif simplet du méchant système écrasant les gentils individus au profit d’une vision dynamique dépeignant les tensions, le jeu de dominos complexe et vivant entre les rouages d’une institution et le heurt de volontés individuelles antagonistes. Si bien qu’un des motifs récurrents de ces films est celui de la stratégie : rhétorique de prétoire dans les films à procès, intrigues d’antichambre dans Advise and Consent, tactique navale et guéguerres internes au sein de la hiérarchie du commandement (entre les militaires de terrain et les planqués de l’arrière) dans In Harm’s Way. Rockwell Torrey est un capitaine compétent parce qu’il est le meilleur stratège, parce qu’il sait anticiper, déduire à la lecture d’une simple carte les ressorts d’une opération top secret bien avant d’en être officiellement informé, ou encore modifier sa tactique au dernier moment, sur la foi d’un rapport reçu en cours de mission, pour mieux blouser ses adversaires.
3. Conséquemment, Preminger s’intéresse à la circulation de l’information et, de manière pionnière, au rôle des médias. Dans Advise and Consent, c’est une manchette de journal qui, au tout premier plan, mettait en branle le mouvement du film. Une scène d’In Harm’s Way montre comment des haut gradés cherchent à utiliser un groupe de journalistes embedded pour servir leurs ambitions politiques – moment qui se charge d’un accent prémonitoire à la lumière des conflits armés d’aujourd’hui.

Le film appose plutôt qu’il n’oppose deux caractères, le vieux loup de mer fatigué (John Wayne) et la tête brûlée rongée par ses démons intérieurs (Kirk Douglas). Wayne transporte chez Preminger sa persona construite chez Hawks et Ford. On songe en particulier à They Were Expendable de Ford, dont le titre aurait fort bien convenu à In Harm’s Way. La longueur de ces deux films (plus de deux heures) et leur durée étale sont mises au service d’une vision aussi peu romantique et triomphale que possible de la guerre, montrée comme une tâche ingrate, morne, répétitive, où la seule certitude est d’aller au casse-pipe. On ne compte pas les morts et les blessés, et la mort toujours expéditive n’épargne pas plus les « vedettes » que les figurants.

Il reste indéniable qu’In Harm’s Way pâtit de ses personnages unidimensionnels, de situations à la limite parfois du soap opera. Preminger est certainement moins à son affaire avec les relations père-fils (les scènes entre Rockwell et son rejeton, où l’on ne sait trop ce qui passe, du malaise des personnages ou de celui du cinéaste à les filmer) qu’avec les nombreuses relations père-fille qui traversent sa filmographie. Ce schématisme est heureusement contrebalancé par l’ampleur parfaitement dominée du filmage et l’incroyable justesse de la saisie des réflexes d’acteurs : les regards, les gestes, le maintien, la démarche, en deçà de toute psychologie, en révèlent davantage sur les personnages que de longs discours. Un exemple en est ce moment fulgurant où James Mitchum s’affaisse, épuisé, sur la poitrine de son interlocuteur après avoir fait son rapport.

Procédant comme toujours par plans longs et mobiles, la caméra de Preminger parvient à lier sans effort les scènes à grand déploiement et les moments d’intimité. La sécheresse sans bavures des éclats de violence (l’attaque de Pearl Harbour et les combats navals, bien sûr, mais aussi un accident de voiture mortel et une scène de viol d’autant plus saisissante qu’on n’en voit que les prémices absolument glaçants) côtoie des moments d’une grande délicatesse : John Wayne annonçant la disparition présumée de son mari à Paula Prentiss tandis qu’elle continue à observer aux jumelles le passage des avions ennemis ; la relation Wayne-Patricia Neal, rare exemple hollywoodien convaincant d’une liaison sentimentale adulte et lucide entre gens ayant dépassé la quarantaine et ne se berçant plus d’illusions ; le plan des retrouvailles de Paula Prentiss et de Tom Tryon, amorcé par un beau mouvement à la grue embrassant San Francisco (et la scène d’hôtel qui suit).

L’ouverture admirable du film en condense toutes les qualités dramatiques et visuelles. Elle conjoint la fluidité (plusieurs plans longs enchaînés pour donner l’illusion d’une continuité enveloppante), la photogénie (superbe gamme des noirs et des gris de la photo de Loyal Griggs), la clarté et la densité narratives (une affiche indique la date et le lieu : un bal de la marine à la veille de Pearl Harbour ; il ne faut pas la louper), la beauté plastique (cette table longue où sont alignées comme à la parade les casquettes blanches des officiers), le sentiment de liberté souveraine : la caméra investit le décor, longe une piscine avant de s’immiscer dans la mêlée des danseurs ; tous les protagonistes de cette séquence chorale ont une existence immédiate alors qu’ils sont presque tous des personnages secondaires — certains mourront dans un quart d’heure — mais nous l’ignorons encore (tandis qu’un des personnages principaux n’est présent que par son nom cité dans le dialogue), et l’on dirait que le film pourrait choisir de faire de chacun d’eux le centre de la fresque à venir. Il y a longtemps que je n’avais pas vu un aussi beau morceau de cinéma.

P.-S. Preminger fut le premier cinéaste à confier à Saul Bass la conception d’un générique. Leur collaboration compta quatorze films. Le générique d’In Harm’s Way est présenté à la fin du film, une première à ma connaissance, dont s’est peut-être souvenu Francis Ford Coppola pour Apocalypse Now. Ce générique fait d’écume et de vagues où s’engloutit le film répond bien sûr au théâtre maritime d’In Harm’s Way. Mais il fait aussi écho à un ressort profond du cinéma de Preminger : l’énergie humaine qui se dévore elle-même. À la fin d’Advise and Consent, une semaine d’intrigues acharnées, de calculs, de manœuvres politiciennes se trouve anéantie en un instant : le château de cartes s’effondre, tout est à recommencer. In Harm’s Way se termine par une première victoire (titre français du film), incertaine et provisoire, et payée au prix fort.

1 Gérard Legrand, « Festival de Cannes », Positif no 71, septembre 1965. Jacques Lourcelles, Otto Preminger, Seghers, « Cinéma d’aujourd’hui », 1965.


Samedi 3 mars 2018 | Dans les mirettes |

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