Le majordome dit :
— Voici Mr Carmady, mon général.
Le vieil homme me fixa un instant du regard, puis il lança d’une voix âpre et sèche :
— Une chaise pour Mr Carmady.
Le majordome approcha un fauteuil en rotin et je m’assis. Je posai mon chapeau par terre. Le majordome le ramassa.
— Cognac, dit le général. Comment aimez-vous votre cognac, monsieur?
— De n’importe quelle façon, répondis-je.
Il poussa un petit grognement. Le majordome se retira. Le général me regarda sans cligner des yeux, puis il grogna encore.
— Je prends toujours du champagne avec le mien, dit-il. Un tiers de verre de cognac sous le champagne, et du champagne aussi froid que Valley Forge. Encore plus froid, si c’est possible.Raymond Chandler, le Rideau.
(The Curtain, 1936)
Traduction de Patrick Dusoulier.
[On sait que Chandler, peinant à imaginer des intrigues, « cannibalisa », suivant son mot, ses nouvelles pour en tirer la matière de ses romans. C’est ainsi que l’intrigue du Grand Sommeil mixe celles de deux nouvelles parues antérieurement dans le pulp magazine Black Mask, « le Rideau » et « Un tueur sous la pluie » ; d’où son caractère enchevêtré et lacunaire.
D’où aussi l’anecdote fameuse, peut-être enjolivée par Howard Hawks selon son habitude. Sur le tournage du Grand Sommeil, Bogart demanda à Hawks qui était le meurtrier d’Owen Taylor. Hawks admit qu’il n’en avait aucune idée, s’enquit auprès de ses scénaristes Leigh Brackett et William Faulkner qui avouèrent à leur tour leur ignorance. On télégraphia à Chandler qui répondit qu’il n’en savait rien non plus.
Au demeurant, cette lacune concourt à donner au roman comme au film un caractère presque onirique. Le privé avance à tâtons dans la nuit comme dans un mauvais rêve.
Il est intéressant de lire « le Rideau » et « Un tueur sous la pluie » à la lumière du Grand Sommeil pour voir comment procédait Chandler. Dans « Un tueur sous la pluie », une jeune femme incontrôlable, ayant posé pour des photos érotiques, est victime d’un chantage. Dans « le Rideau », Mrs O’Mara, la fille du général, a un fils également incontrôlable, pour de tout autres raisons. L’intrigue du Grand Sommeil superpose ces deux éléments en faisant du fils de Mrs O’Mara (devenue Mrs Regan) sa sœur. Elle procède ailleurs à d’autres déplacements et condensations de personnages.
Le mixage des intrigues est impeccable dans le Grand Sommeil. Il est moins réussi dans la Dame du lac, où les coutures entres les trois intrigues sources (tirées des nouvelles « Bay City Blues », « la Dame du lac » et « la Paix des cimes ») sont plus apparentes.]
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