Sur écoute (The Wire), première saison
David Simon, HBO, 2002.
Certainement l’une des plus grandes séries de ces dernières années. Dense, complexe, anti-spectaculaire, avec une approche semi-documentaire, une richesse sociologique et une ampleur qui en font sans exagération l’égale des meilleurs romans noirs contemporains (outre des journalistes et des ex-policiers, l’équipe de scénaristes compte d’ailleurs deux romanciers, Dennis Lehane et George Pelecanos). Au contraire de la plupart des séries policières, qui bouclent mécaniquement une affaire par épisode, c’est une seule longue enquête qui occupe les treize heures de la première saison 1. Et à contre-courant du style coup de poing adopté par tant d’autres, pour le meilleur (The Shield) ou pour le pire (24 heures chrono), Sur écoute parie sur la durée, en prenant le temps d’installer un univers moralement complexe, de nombreux personnages et des intrigues parallèles — au sein desquelles le spectateur, d’abord délicieusement égaré, trouve peu à peu ses repères.
L’échiquier : Baltimore, qui est au fond le personnage principal de la série (l’ancrage géographique précis est décidément l’une des grandes forces des fictions américaines, à l’écrit comme à l’écran). Les joueurs : une cellule d’enquête composée de membres de la brigade criminelle et d’agents des stups, chargée de démanteler un gang de trafiquants de drogue ayant mainmise sur un quartier de la ville — et d’emblée mal vue de sa hiérarchie. De part et d’autre de la barrière, ni des super-flics ni des super-dealers, mais des gens ordinaires, des compétents et des incapables, des têtes brûlées et des bras cassés, des paumés, des futés et des parfaits crétins. La partie : un va-et-vient entre flics et malfrats, un fascinant puzzle dont les pièces se mettent très lentement en place, chaque nouvelle pièce redessinant la configuration de l’ensemble. Une peinture remarquable du travail ingrat, routinier, répétitif des enquêteurs, auxquels leurs supérieurs mettent autant sinon plus de bâtons dans les roues que les trafiquants : manque de moyens criant, locaux inadéquats attribués de manière vexatoire, tracasseries bureaucratiques, querelles de précellence et conflits d’intérêt, arrière-pensées carriéristes des chefs de division, qui exigent des résultats rapides et superficiels pour gonfler les statistiques et parader dans les médias, quitte à compromettre le travail de fond de l’enquête (surtout lorsque celle-ci menace d’éclabousser quelques notables). En face, un tableau non moins juste du monde des petits trafiquants, qui a lui aussi son organisation, ses lois, sa hiérarchie. En somme, deux systèmes parallèles qui jouent au chat et à la souris, deux stratégies qui s’affrontent et interagissent, chaque avancée de l’enquête amenant les dealers à revoir en conséquence leur modus operandi — et réciproquement.
Ainsi se dessine, épisode après épisode, un réseau aux ramifications tentaculaires, où tout communique avec tout. Écoutes téléphoniques, intérêts croisés, circulation de l’argent qui, depuis le trafic de drogue, irrigue souterrainement la ville, du financement occulte des partis politiques jusqu’au marché de l’immobilier. Pas de happy end, évidemment. Au bout du compte, ce patient travail de Pénélope n’aboutira qu’à un procès décevant, tronqué par des marchandages préalables entre avocats et procureurs — tandis que, dans les cités de Baltimore Ouest, le trafic reprend de plus belle. Ce dénouement amer en forme de « tout ça pour ça » laisse suffisamment de pistes ouvertes pour suggérer que cette saison est elle-même la première pièce d’un ensemble plus vaste, sur lequel les chapitres suivants apporteront un nouvel éclairage. À suivre, donc.
L’échiquier et le réseau : deux métaphores possibles de Sur écoute.
1 Il n’y a qu’un précédent à ma connaissance, c’est Murder One (1995), qui consacrait toute une saison à la résolution d’une seule grande affaire, de la découverte du crime au verdict du procès (série produite par Steve Bochco, dont on n’a pas fini de mesurer le rôle de pionnier dans le renouvellement de la fiction policière de ces vingt dernières années).
Ping-pong. Pour un point de vue approfondi sur les trois premières saisons, cf. Exit option. La quatrième saison est encore inédite en DVD.
3 commentaires
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State of Play : je ne connaissais pas, c’est noté - d’autant que le dvd est à prix abordable. Merci du tuyau.
La mise en chantier d’une deuxième saison est annoncée ici :
http://www.serieslive.com/news.php?n=1233
J’aime beaucoup NYPD Blue, que je visionne au fur et à mesure de la parution des saisons en dvd ; mais ça m’a fait drôle d’y revenir après The Wire : NYPD paraît gentiment “hollywoodien” en comparaison - cela dit sans vouloir l’amoindrir : sans le travail de pionnier de Bochco, The Wire et quelques autres n’auraient vraisemblablement jamais vu le jour.
Cela étant, par-delà Bochco, l’ “ancêtre” commun à ces séries est à mon avis Ed McBain et sa chronique du commissariat du 87e district.
Commentaire par th 12.28.06 @ 2:07C’est vrai que les épisodes centrés sur la vie amoureuse dans ‘NYPD’ passent plus difficilement…’hollywoodiens’, c’est assez ça…
Quant à McBain, c’est tjrs un plaisir de se plonger dans ses oeuvres… Suis pas encore arrivé au bout!
Votre article donne envie de voir… cette série me fait penser à une autre, anglaise celle-là, et qui déroulait également une seule intrigue tout au long de ses différents épisodes (moins nombeux il est vrai) : ‘State of play’ que ça s’appelait… l’ai vue cette année, une merveille… j’espère une deuxième saison.
Commentaire par nescio 12.28.06 @ 12:33Quant à Bochco, entièrement d’accord avec vous : même ‘NYPD Blue’ peutêtre considérée comme un ‘tout’ si l’on observe l’évolution du personnage de Sipowicz entre la première et la dernière saison…