L’un des plaisirs de l’amateur de livres d’occasion est celui qui consiste à trouver, entre deux pages de ses emplettes, quelque ephemera oublié : ticket de métro ayant servi de signet, billet de concert, liste d’épicerie, carte postale, feuillet publicitaire à la typographie désuète, pense-bête arraché à un carnet à spirale, voire même, plus rarement, un petit mot d’amour. Trouvaille minuscule, dépourvue de valeur marchande, chargée cependant d’une émotion légère. Notre exemplaire a eu une vie avant d’atterrir dans la nôtre. Une autre lectrice, un autre lecteur – peut-être morts à présent – l’ont tenu autrefois en main et y ont déposé cette trace modeste de leur existence. On leur imagine un visage, un caractère, un destin.
C’est en pensant à ce plaisir que naquit un jour dans mon chef un projet. Celui de collecter de tels bouts de papier sans valeur au fur et à mesure que je les rencontrais dans mes déambulations : feuillet annonçant une brocante ramassé sur le trottoir, tickets de caisse abandonnés sur le parking d’un supermarché, mes propres billets de cinéma… Puis d’en truffer au hasard quelques volumes lors de mes visites dans les librairies d’occasion. Ce faisant, je n’ignorais pas me livrer à une mystification – certes inoffensive ; mais mystification tout de même, propre à fausser les recherches de tel anthropologue du futur qui entreprendrait, sur base d’un corpus de quelques milliers de livres d’occasion, de dresser l’inventaire de ces documents éphémères, d’en établir la fréquence statistique et d’en tirer des conclusions définitives sur les usages de la lecture au début du XXIe siècle. Cependant, la pointe de culpabilité (enfin, n’exagérons rien) s’effaçait vite devant la pensée de la petite joie que j’allais procurer à d’autres amateurs de livres d’occasion, mes semblables, mes frères, lorsqu’ils découvriraient, entre les pages d’un livre fraîchement acquis, la surprise que j’y avais semée.
Ce texte est une pure fiction. Mais ça donne des idées.