Le mah-jong de la mémoire
C’est un autoportrait doublé d’un essai, l’un suscitant l’autre et réciproquement. Si les premières impressions d’enfance, la jeunesse militante, les rencontres, l’amitié, les voyages y occupent une place importante, l’autoportrait est remarquablement dépourvu de confidences et d’anecdotes précises. C’est plutôt la formation d’un paysage mental que s’attache à saisir Jean-Christophe Bailly, en procédant par associations libres, sans souci de chronologie. Quant à l’essai, il cherche à élucider le réseau d’images et de « mythologies » intimes qui vit en chacun de nous — nourri autant par la mémoire et l’expérience vécue que par la lecture —, la manière dont il se constitue, se ramifie, se renouvelle et infuse aussi bien la pensée que l’imaginaire, la façon dont il nourrit une pratique d’écrivain. Au passage, belles pages sur l’imaginaire des villes et la déambulation urbaine. L’un des passe-temps préférés de Jean-Christophe Bailly consiste à dessiner des plans de villes fictives. Non pas des villes improbables, utopiques ou surréelles ; mais des villes plausibles, habitables, des villes qui pourraient exister. L’un de ces plans donna naissance, en 1992, au beau récit Description d’Olonne. Cerise sur le gâteau, le livre était vendu avec le plan de cette ville inventée inséré entre ses pages.
Jean-Christophe BAILLY, Tuiles détachées. Bourgois, 2018.
D’autre part (5)
En couverture, carbone d’Anne Marie Finné
Sur le site de l’éditeur.
Rue Manin
Demain, lundi, quand je serai rentré, quand la nuit se sera écoulée dans la demi-chambre qui est la mienne chez mes parents, tout près d’une piscine et du jardin des Buttes-Chaumont […] ; tout près aussi du Chalet Édouard, Noces et Banquets où, chaque fois que je suis passé par là, allant, par la rue Manin, vers l’avenue Secrétan et la station de métro Bolivar, j’ai croisé Fantômas.
Jacques Roubaud, Peut-être ou la Nuit de dimanche.
Seuil, « Librairie du XXIe siècle », 2018.
Exercices de style
Découverte tardive de l’album de Matt Madden, 99 Ways to Tell a Story. Exercises in Style. L’album, dédié à la mémoire de Raymond Queneau, est évidemment inspiré des Exercices de style. Mais loin de proposer une adaptation plate du livre de Queneau, Madden en a brillamment repensé le principe pour le médium de la bande dessinée. Le récit-mère servant de support à quatre-vingt-dix-neuf variations n’est pas celui de Queneau mais un récit original, tout aussi prosaïque et banal (et choisi, comme chez Queneau, pour sa banalité même 1). Les variations de Queneau exploitaient toutes les ressources du langage, en jouant tour à tour sur les niveaux de langue, des figures de rhétorique, des jeux verbaux, des genres littéraires, des types de narration. Celles de Madden mobilisent les possibilités du langage visuel : variations de points de vue, de cadrage et de mise en page, variations sur les différents types de style visuel (minimaliste, ombres chinoises…), de récit ou de dispositif graphique (storyboard, roman-photo, mode d’emploi, annonce publicitaire), jeu sur les « graphèmes » propres à la BD (phylactères, onomatopées, lignes de mouvement), pastiches d’auteurs ou de genres (strips américains, manga, comic à base de superhéros, comix underground, école de la ligne claire…), sans compter des jeux complexes de déconstruction, de mises en abyme et d’intertextualité (une des planches, « Two in One », mélange les deux récits-mères, celui de Queneau et celui de Madden). C’est remarquable de finesse et d’humour, et source d’une grande jubilation.
1 Ce récit met en scène Matt Madden lui-même et (hors champ) sa compagne, la bédéiste Jessica Abel, dans leur appartement en duplex de Mexico. Risquons une hypothèse : on pourrait y voir une moquerie discrète du tropisme autobiographique du roman graphique contemporain et de sa prédilection parfois complaisante pour les moments creux de l’existence.
Matt MADDEN, 99 Ways to Tell a Story. Exercises in Style, Jonathan Cape, 2006. Traduction française parue à L’Association.
Le récit-mère de 99 Ways to Tell a Story. Exercises in Style.
Une histoire d’O
Dans le Vol d’Icare de Raymond Queneau, des héros de romans s’échappaient de leur prison de papier pour aller baguenauder dans le vaste monde, au grand dam de leurs auteurs. Dans Orlov la nuit, quelques lecteurs cherchent au contraire à s’évader de la vie réelle en disparaissant dans des livres. Ils empruntent pour ce faire les O majuscules des textes, comme une souris qui passerait par le trou d’un fromage. De délicats insectes bibliophages dévorent le blanc du papier en ne laissant subsister que les mots, telle une fine dentelle typographique. Une lectrice de Raymond Roussel efface les mots de Locus Solus en épargnant quelques fragments de phrases qui composent, flottant sur le blanc de chaque page, des poèmes minimalistes. Un répugnant commissaire alcoolique et ventripotent (il ne déparerait pas un polar de Pierre Siniac), lancé sur la piste d’un couple de disparus, cherche à son tour l’entrée secrète du monde parallèle des livres. Il ne se nomme pas Creuse pour rien et se découvrira bientôt un don de voyance. Pendant ce temps, un compositeur de musique électronique nommé Otto Oll (encore des O) tente de ressusciter une femme morte à travers une autre bien vivante, à la façon de James Stewart dans Vertigo.
Tout ce petit monde s’appuie sur les théories d’un obscur critique russe, Nikolaï N. Orlov. À l’opposé de Gérard Genette, qui envisageait la littérature comme un palimpseste, Orlov professe que les livres sont des lieux, et que les lecteurs « trouent les livres pour créer leurs propres livres ». Les écrits d’Orlov, publiés chez des éditeurs improbables ou dans des revues confidentielles, reproduits sous forme de samizdats, circulent quasi sous le manteau. De Paris à Saint-Pétersbourg, ils fascinent une constellation d’artistes, d’universitaires et de dissidents russes, car ils ont aussi une dimension politique.
À ce roman de la lecture s’en greffe un autre, qui est une sorte de remake russe de la Position du tireur couché. On y suit la fuite en avant d’un tueur à gages que d’anciens commanditaires cherchent à éliminer. Plusieurs passages le concernant m’ont paru un pastiche délibéré – et convaincant – de Jean-Patrick Manchette.
La soudure entre ces deux romans est imparfaite et se paie d’un certain déséquilibre de la construction narrative. C’est égal. En Arthur Larrue on tient un oiseau rare : un auteur français doué d’imagination, qui pratique avec bonheur le genre de l’érudition-fiction, truffée de notes de bas de pages, de références bibliographiques imaginaires et d’allusions pour happy few. Au total, Orlov la nuit est un hommage à la lecture vue comme le dernier refuge de la clandestinité, dans un monde en proie à la télésurveillance généralisée.
Arthur LARRUE, Orlov la nuit. Gallimard, 2019, 257 pages.
Regard-caméra
[…] Hitchcock cleverly teases the audience with the first screen appearance of Grace Kelly as Lisa Fremont. When she surprises the slumbering James Stewart (Jeff), the words she whispers are the first shot in direct-address mode in the movie, and this shot breaks the rules in more than one way. Jeff is asleep — unless the shot suggests that he is only faking — but since the whole film elaborates on the metaphorical relationship between character, director, and spectator, as well as on the many uses of the point-of-view shot, we suspect that Kelly is really returning Stewart’s subjective shot and that she is really looking at him, that is, at us spectators and not at the camera, which is supposed to remain invisible. Obviously, the lack of verisimilitude of the filmic montage puts forward the idea that what Grace Kelly is looking at is also the camera and thus the director, and not just Stewart or the spectators in the theater. Kelly’s first direct-address appearance can thus be understood as an ironic, possibly even sadistic hint from the director to the spectator, as if the former was murmuring to the latter: dear spectator, don’t believe that you “are” the Jimmy Stewart character, for he will get the girl and you will get nothing.
Jan Baetens, The Film Photonovel.
University of Texas Press, 2019.
Généalogie du surhomme
Judex est, avec Zorro, l’ancêtre de Batman. À l’instar de l’homme-chauve-souris, il possède une double identité, se drape dans une cape noire, dispose d’un repaire souterrain à l’écart de la ville, se déplace à bord d’une voiture rapide et d’un canot automobile 1. Sa maîtrise du déguisement ajoute au personnage un soupçon d’Arsène Lupin ; son serment de vengeance, une touche de Monte Cristo. Plasticité du mythe du surhomme tel que l’avait analysé Umberto Eco : en Judex, Louis Feuillade agglomère certains de ses traits passés en même temps qu’il anticipe certains de ses développements futurs. Le dispositif de télésurveillance au moyen duquel on épie le banquier Favraux dans sa cellule annonce de manière étonnante le cycle Mabuse de Fritz Lang.
Réalisé deux ans après les Vampires, Judex indique le tournant à venir de l’œuvre de Feuillade vers le mélodrame moralisant. À Fantômas, incarnation du Mal, succède Judex, héraut des forces du Bien. Les risettes enfantines et les effusions larmoyantes abondent. Mme de Trémeuse vacille en surprenant une mère éplorée et son bel enfant, victimes collatérales de sa soif de vengeance, absorbés dans leurs prières.
Cependant, si les bons sentiments triomphent, c’est par le truchement des mêmes ressorts du feuilleton criminel à l’œuvre dans Fantômas et les Vampires, de sorte que l’intérêt cinématographique est sauf. D’épisode en épisode se succèdent les corps emportés dans des malles, les kidnappings à répétition déjoués par autant d’évasions rocambolesques, les poursuites automobiles dans les faubourgs déserts, les coïncidences improbables et les reconnaissances tardives. Le bien l’emporte mais les forces du mal sont bien plus séduisantes. En tenue de gouvernante, de garçonne, d’apache ou de matelot, en déguisement d’infirmière ou en monokini, Musidora, dans le rôle de Diana Monti, est aussi fascinante que dans la peau d’Irma Vep.
À quoi concourent les qualités bien connues de Feuillade : talent à faire surgir le merveilleux de la réalité quotidienne et des décors les plus banals, sûreté du choix des axes, sobriété de l’interprétation qui concentre l’expressivité dans les visages et les gestes, économes et signifiants 2, si bien qu’on pourrait souvent se passer d’intertitres (on parvient même, parfois, à lire des répliques sur les lèvres). Depuis Fantômas, la mise en scène a gagné en souplesse. La caméra n’est plus fixée sur son pied et s’autorise quelques discrets panoramiques et recadrages. L’unité « une scène, un plan » continue de prévaloir mais n’exclut pas désormais le découpage.
1 Le comédien René Cresté, de haute stature, se tient raide comme la justice. Sans qu’il faille y chercher une quelconque influence, je n’ai pu m’empêcher de penser au maintien de Michael Keaton dans le premier Batman de Tim Burton et à sa manière analogue de détacher chacun de ses mouvements (qu’importe si la chose était due, paraît-il, à la lourdeur de son costume : l’effet plastique est bien là).
2 Sauf chez l’ineffable Marcel Lévesque (en détective incompétent annonçant presque l’inspecteur Clouseau), qui procure, avec l’espiègle René Poyen (épatant de naturel), l’indispensable contrepoint comique.
L’entrée et l’intérieur de la « batcave » de Judex.